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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


petite quantité de poudre pour chacun, ne gardant que les canons et les munitions de guerre. Après cela, il n’eut qu’à se présenter devant les remparts de Karanovatz, la dernière des places fortes occupées par le.-s Turcs dans le territoire de la Schoumadia ; la garnison se rendit sans coup férir, à la condition de se rendre à Milosch. Milosch laissa partir aussi ces troupes avec les honneurs de la guerre, et comme leur chef était lieutenant d’Adem-Pacha, commandant de Novipasar, à qui l’unissaient des relations d’amitié, il lui donna quelques présens pour son ancien ami. En même temps il lui exposait avec adresse et courtoisie les motifs qui l’avaient obligé à prendre les armes. « Qu’Adein sache tout cela de ma part, ajoutait-il, et prie-le en mon nom de ne pas molester les Serbes. » Adem fut charmé de cette marque de déférence donnée par un homme que la renommée populaire élevait déjà si haut ; il s’empressa de le remercier à la manière orientale, et lui envoya ces deux vers demeurés célèbres dans la poésie serbe : « Élève-toi, ô ban ! au-dessus des rameaux du peuplier ! Achève de faucher tes prés, mais prends garde que la pluie ne vienne gâter ta récolte. »

Cependant deux grandes armées étaient en marche contre l’insurrection serbe : l’une arrivait de Roumélie et d’Albanie sous le commandement de Maraschli-Ali, l’autre arrivait de Bosnie sous la conduite de KurchidPacha. Un des pachas de Bosnie, Ali de Niktschitch, avait pris les devans avec une partie des troupes et déjà passé la Drina. Milosch, tout enflammé de ses victoires, court à sa rencontre et le met en fuite à Douplia. Ali, fait prisonnier par les Serbes, avait été dépouillé de ses armes, de ses richesses, insignes du commandement ; Milosch, toujours aussi courtois que redoutable dans ses rapports avec les officiers ottomans, le reçoit comme un ami sous sa tente, lui offre le tabac et le café, lui rend ses armes, ses insignes, y ajoute des dons précieux, un cheval arabe, une pelisse, une bourse de 500 piastres. Terrifié et séduit tout ensemble, Ali ne peut s’empêcher de lui dire : « Garde-toi bien de prêter l’oreille aux agens des puissances étrangères, tu seras prince et seigneur de ce pays. »

Ainsi, quelque opinion qu’on se fasse de ce politique barbare, il est impossible de penser ici aux sorcières de Shakspeare troublant la tête d’un ambitieux vulgaire et le poussant au crime avec ces mots : « tu seras roi ! » C’est la voix même des circonstances, c’est le cri de la nécessité qui éclate, puisque cette même promesse est proférée par tous, amis et ennemis, compagnons de bataille et adversaires vaincus. Cette ambition, qui jouera sans doute un grand rôle dans la carrière de Milosch Obrenovitch, ce n’est pas une lâche ivresse qui l’allume, elle est étroitement liée au salut de la patrie,