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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


vail d’apaisement, lui promettant pour cela de le nommer knèze et chef de district, comme il l’était naguère sous Kara-George. Milosch avait le génie du politique autant que l’intrépidité du soldat ; ce fut pour lui un trait de lumière, il vit que là était le salut du présent et de l’avenir. L’accord fut bientôt fait. C’était Ali-Aga, chef des gardes de Kurchid, qui avait négocié cette alliance ; Milosch alla le trouver dans le village de Takovo, et déposa ses armes à ses pieds. Ali-Aga ne prit que le cimeterre en signe d’hommage ; il lui laissa son pistolet, son fusil, son poignard, et le nomma sur-le-champ oberknèze de la région de Roudnik. Aussitôt Milosch se mit à l’œuvre, allant porter de village en village des paroles de paix et d’espoir. Quelques jours après, Ali-Aga le présentait au grandvizir, qui le recevait avec honneur, et confirmait sa dignité. Les mêmes honneurs et des pouvoirs plus grands encore lui étaient conférés par Soliman, ancien pacha de Bosnie, à qui le grand-vizir, avant de retourner à Constantinople, avait confié le pachalik de Belgradé. « Voici mon fils adoptif, disait Soliman aux personnages de sa cour en leur présentant Milosch ; il est sage et doux aujourd’hui, mais plus d’une fois, s’il faut dire la vérité, j’ai dû fuir au galop pour éviter ses coups. Récemment encore, à Ravanj, il me fracassait le bras. » Puis, montrant à Milosch la cicatrice de sa main droite : « Tiens, mon fils, reconnais-tu la place ? C’est bien là que tes dents ont mordu. » — Milosch répondit avec ce mélange d’adresse et de courtoisie qui est un des traits de la diplomatie orientale : « Cette main, je la couvrirai d’or. » Et Soliman, agrandissant l’autorité du knèze, lui attribuait non-seulement la contrée de Roudnik, mais les districts de Poschega et de Kragoujevatz ; il lui donnait en outre deux riches pistolets et un beau cheval arabe.

Étranges aventures après de telles catastrophes ! Tous les anciens chefs du peuple serbe sont internés dans des forteresses autrichiennes, Eara-George à Gratz, Mladen à Bruck ; Jacob Nenadovîtch, Vouitza, Sina, Leonti, sont surveillés de près, tous seront conduits bientôt en Bessarabie sur la demande du cabinet russe ; pendant ce temps, Milosch Obrenovitch est le fils adoptif du pacha de Belgrade, et, associé au gouvernement des Turcs, il est chargé d’imposer aux Serbes la résignation ! On devine déjà quels argumens ces circonstances extraordinaires pourront fournir un jour à la haine de ses ennemis. Qu’on y prenne garde toutefois : nous ne sommes pas ici dans notre monde, où les événemens même les plus compliqués ont toujours quelque chose de simple et de facile à prévoir ; nous sommes en Orient, dans un Orient presque barbare, dans un Orient à la fois chrétien et turc, chrétien par les croyances et turc par les idées ; en outre d’effroyables nécessités pèsent sur ce peuple et l’obligent à prendre un masque. Les jours sont passés où