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difficile, au sortir de là, de traiter avec les égards qu’ils méritent Isabelle et Robert le Diable chantant leur scène du quatrième acte. J’en connais même à qui la figure funambulesque du grand légendaire des Folies-Dramatiques laissera de fâcheuses distractions lorsqu’ils retourneront à ces admirables Récits mérovingiens d’Augustin Thierry.

Cependant tout ceci n’est en somme que de l’esthétique, et l’on ne peut empêcher une génération de prendre son plaisir où elle le trouve. Donc, si on le veut absolument, tant pis pour le grand art ; mais faut-il s’écrier aussi : tant pis pour la morale et pour les principes, quels qu’ils soient ? Et ne peut-on, sans être Bossuet, ni le père Hyacinthe, ni M. Prudhomme, sentir se mêler à l’éclat de rire quelque arrière-pensée de tristesse bien navrante en écoutant une demoiselle dont la gorge ruisselle de pierreries chanter dans un théâtre populaire — où doivent pourtant se rencontrer d’honnêtes filles d’ouvriers — les Conseils d’une mère à sa fille, une complainte qui débute par ce vers dantesque auquel la musique et la pantomime de la virtuose prêtent un accent de gouaillerie indescriptible : « Ne mange pas le pain du déshonneur ? » Cet art aujourd’hui envahit tout, et, je le répète, souille tout. Les plus à plaindre ne sont pas ceux qui le font, ce sont ceux qui l’encouragent de leur clientèle désœuvrée et portent là leur or et leur indifférence. Demandez ensuite à ce monde, hébété par de tels spectacles, de vous donner deux heures de son attention pour l’œuvre nouvelle d’un talent qui cherche à se faire jour ! On crie par-dessus les toits qu’il ne se forme plus de musiciens ! Et le public donc, où le trouvez-vous ? Passe encore pour les chefs-d’œuvre consacrés ; on y revient par habitude, par cette force d’impulsion que le temps, le succès, exercent sur nous à notre insu et parfois même malgré nous. Et c’est pourquoi les reprises réussissent tant à l’Opéra. Quant à l’initiative vraie et militante, qui la possède ? Qui songe à remonter les courans malsains et fangeux, si ce n’est une légion peu nombreuse d’esprits aventureux, protagonistes convaincus des œuvres de Schumann et de Wagner, et dont le fanatisme irascible et la provoquante impatience s’expliquent très bien par le sentiment de nos misères et de nos hontes ? A force d’ouïr parler des chansons de Thérésa, Rossini, vers ses derniers temps, s’était fait acheter la plus célèbre : Rien n’est sacré pour un sapeur ! et l’avait ostensiblement placée à demeure sur le pupitre de son piano. Quand on le questionnait là-dessus, il vous répondait qu’il était en train d’étudier cet art, lequel pouvait bien aussi être la musique de l’avenir. Le cher grand maître ne se trompait pas ; deux muses se disputent en effet l’avenir : celle qui a présidé à l’avènement de la Grande-Duchesse, de la Périchole, de l’Œil crevé, de Chilpéric, et celle qui nous a valu Tannhäuser et Lohengrin. L’extrême vulgarité d’une part, l’obscène et le trivial dans un art d’essence toute noble et qui comporte à peine la gaîté, — de l’autre un idéal arbitraire, cherchant à s’imposer dans la confusion, et pour remplir l’espace intermédiaire, pour combler le vide,