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et gouverne. Dès qu’une période musicale s’annonce pour agir dramatiquement, aussitôt le chanteur, prend ses aises, s’allonge et s’étale comme dans un sofa, ce qui, au point de vue de l’exécution, est déjà détestable, et théoriquement constitue une des erreurs les plus graves. Ce temps d’arrêt, venant là, distrait, et fatigue le spectateur à un moment où toute son attention est sollicitée. J’en dirai autant de cette fausse manière d’accentuer. La bonne intonation, quoique rare, se trouve encore ; mais l’art exquis de graduer, de nuancer, de renfler et de diminuer le son, qui le connaît, qui le possède ? La Nilsson elle-même semble désapprendre ce don qui fut aux premiers jours son plus grand charme. Au lieu d’attaquer franchement le son, on s’y hausse, on s’y glisse au moyen d’une note intermédiaire. Les phrases simples n’existent plus. Il en est d’une mélodie comme de son mouvement ; on pointe l’une, on ralentit l’autre au gré de la fantaisie. Jadis, pour gagner sa vie et s’enrichir à chanter des opéras, il fallait savoir quelque chose ; en dehors du Théâtre-Italien, il n’y avait que l’Opéra et l’Opéra-Comique, et nul, sans une initiation musicale quelconque, n’arrivait à faire partie d’une de ces troupes. Aujourd’hui la musique est une denrée qui s’affiche et se vend à tous les coins de rue ; on en tient aux Variétés, aux Bouffes-Parisiens, aux Folies-Dramatiques, à l’Alcazar. N’importe comment, tout le monde chante : des préparations, des études, c’était bon au temps où l’art passait pour une sorte d’aristocratie ; mais à quoi servirait donc de se mettre en frais de travail et de nobles tendances à une époque où la vulgarisation surabonde ? Existe-t-il une cantatrice plus habile à s’emparer des masses que Thérésa ? En cite-t-on beaucoup qui, après avoir usé leur jeunesse à solfier dans les conservatoires, aient eu sur le dilettantisme de l’heure présente une influence pareille à celle qu’exerce Mlle Schneider ? Tout se tient comme par un fil électrique. Partie d’en haut, la réaction a remonté ensuite de bas en haut. Quand les grands s’émancipent de toute règle, le menu, peuple des coulisses a beau jeu de les imiter, insistant de plus en plus sur la charge, exagérant toujours, comme c’est son droit, et de cascade en cascade on en arrive ainsi jusqu’au duo de Chilpéric et Frédégonde, qui, ne nous flattons point, ne sera peut-être pas encore le dernier terme de cet abrutissement graduel de notre période. On dit : Cela n’a jamais cessé d’exister, et, si nous avons l’opérette bouffe, nos pères avaient, eux, la parodie qui ne se gênait guère pour prendre par leurs petits eûtes les grandes choses. Oui certes, mais la parodie s’en tenait à ridiculiser le chef-d’œuvre ayant cours et ne prétendait rien au-delà. La parodie localisait son jeu ; ce que nous voyons au contraire, ce dont notre idiotisme s’amuse sans y prendre garde, est une contagion, une vraie peste, un art, qui démoralise et qui souille ! Il est certain que le duo de Chilpéric et Frédégonde doit singulièrement compromettre, près des gens habitués à fréquenter les scènes élevées, l’effet de la musique sérieuse qu’ils y entendent, et qu’il leur sera fort