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même le plus affolé de fanfreluches vocales, l’autorité de l’intelligence et du talent. À peine distinguée à ses débuts de quelques rares connaisseurs, elle a lentement, mais sûrement, à force de travail, conquis sa place, et cette place est au premier rang. Nul à présent ne songe à lui reprocher sa voix inégale, ingrate, fatiguée, comme il arrive aux cantatrices d’émotion, à la Frezzolini, par exemple, dont elle vous rappelle les accens dans cet admirable quatuor de Rigoletto, car cette voix, l’âme qui l’anime en soutient l’effort, en exalte l’expression, en colore le rayonnement.

À Viennoise, Viennoise et demie ; après la Krauss voici venir la Murska ; c’est le Kärtnerthor qui déborde. La Murska, Mlle  de Murska, s’il vous plaît, une comtesse hongroise dont les Anglais se sont fait une idole, — choisissait l’autre soir la Lucia pour ses débuts sur la scène italienne ; puis sont venues la Linda, la Sonnambula, la Gilda de Rigoletto. Ici, nous entrons en pleine fantaisie, c’est le règne du pur caprice et de la virtuosité à outrance ; point de goût, point de style, une école buissonnière à travers tous les rhythmes, des rallentando inimaginables jusque dans les ensembles ; les chanteurs, le chœur et l’orchestre suspendus pour laisser l’oiseau dégoiser ses trilles, le maniérisme substitué à toute règle, une sorte d’affectation ironique dans l’enjolivement de toutes choses, l’art d’une Schneider dans le gosier d’une cantatrice de race ! Mais que tout cela est amusant et curieux, et quel charme n’ont pas ces effets de mezza voce ! Devant un public d’autrefois, de pareilles exhibitions ne tiendraient pas une soirée. Nos pères, qui prenaient au sérieux les Pasta, les Sontag et les Malibran, auraient cru qu’on se moquait d’eux. Hélas ! nous avons changé de régime ; ce qu’on nous chante importe en somme assez peu, et la grande affaire est d’avoir une étoile qui danse à notre firmament. En voici donc encore une qui se lève, et des plus fantasques et des plus capricantes. Les malintentionnés osent répéter que la Murska n’a point de style ; la belle critique vraiment ! Est-ce que la Patti, la Nilsson, ont du style ? Essayez de leur jeter à la tête ce reproche ; elles y répondront l’une par un staccato bien battu, l’autre par une fusée chromatique, et tout le premier vous lèverez vos mains au ciel d’admiration et tournerez sur vous-même comme un derviche, sans vous demander si ce staccato est dans les règles et si cette fameuse gamme n’est pas ébréchée. Je n’ai point vu qu’à Vienne la Murska eût ce succès ébouriffant que nous lui faisons ou plutôt que Londres lui a fait, et que nous adoptons avec une complaisance qui jadis n’était pas dans nos mœurs. Chose neuve en effet que cette docilité moutonnière avec laquelle nous subissons aujourd’hui les influences, nous qui prétendions autrefois imposer nos goûts au monde entier ! On dirait presque que jusqu’en ce point-là nous sommes asservis. Même dans ce métier de fabricateurs d’étoiles, nous ne sommes plus les premiers ; on nous les envoie toutes faites d’Amérique, de Russie et d’Angleterre. À Vienne, si la Murska réussit