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sens douloureux qu’il ne pouvait soupçonner : « Si Kara-George n’avait pas fui, sa gloire resplendirait dans les annales de la Serbie comme le soleil dans un ciel sans nuages ! »

Est-ce à dire pourtant que l’historien de Kara-George ait le droit d’imputer au caractère même des Slaves les tristes scènes de déroute où un peuple si fier jusque-là semble tout à coup s’abandonner lui-même ? M. Ranke, malgré ses sympathies pour les Serbes, se laisse reprendre ici par les sentimens de dédain que la race germanique professe à l’égard des nations slaves. C’est un orgueil propre à l’Allemagne, surtout à l’Allemagne prussienne, de croire à sa prééminence morale sur les races étrangères, et cet orgueil prend un caractère particulier quand il. s’agit des Slaves ; on dirait que les puritains de la Prusse espèrent justifier par là les iniquités dont ils sont les complices envers la Pologne, Partout où le Germain est en contact avec le Slave, le Slave, disent-ils,, doit s’effacer devant le Germain, comme les qualités superficielles s’effacent devant les vertus solides. Au Slave les apparences trompeuses, les élans qui ne durent pas ; aux Allemands le travail, la constance, en un mot la moralité ! N’y a-t-il pas quelque chose de ce préjugé hautain dans le récit de M. Léopold Ranke, lorsqu’il s’écrie à propos de la fuite de Kara-George et de la déroute des Serbes : « Ce n’est pas ici le terrain où s’épanouit la force morale qui fait que l’homme tient tête à l’infortune et offre sa vie en sacrifice avec la pleine conscience de la sacrifier inutilement, c’est-à-dire pour l’honneur. Cet élément supérieur manque à l’histoire que nous racontons[1]. » À cette parole amère, et d’autant plus cruelle que l’auteur se montre d’ordinaire plus bienveillant pour les Serbes, les Serbes avaient répondu d’avance par la voix des poètes populaires. Un des chants récemment recueillis par le chancelier du consulat de France à Belgrade, et qui remonte aux événemens de 1813, exprime avec autant de naïveté que de force la protestation de la conscience nationale :

« La vila pousse des cris du sommet du Roudnik au-dessus de l’Iacenitza, le mince ruisseau, elle appelle George Petrovitch à Topola, dans la plaine : « Insensé George Petrovitch, où es-tu en ce jour ? Puisses-tu n’être nulle part ! Si tu bois du vin à la Méhana, puisse ce vin s’écouler sur toi de blessures[2] ! Si tu es couché au lit près de ta femme,

  1. Ranke, Die Serbische Revolution, 2e édit., Berlin, 1844, un vol., p. 249.
  2. M. Auguste Dozon met ici en note : « forte ellipse, facile, mais longue à suppléer. » On devine aisément lus pensées tumultueuses qui agitent la vila du poète ; ne pouvant s’expliquer l’inaction de Kara-George, elle évoque des idées qu’elle écarte aussitôt. « — Es-tu quelque part ? Non, puisses-tu être mort ! — Es-tu en train de boire ? Non, ce n’est pas le vin qui doit couler aujourd’hui ; que ce soit plutôt le sang de tes blessures ! — Es-tu paisiblement couché dans ton lit ? Non, si ta femme est auprès de toi, qu’elle soit auprès d’un trépassé ! »