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jusqu’au bout. Ses momkes, prévoyant un sauve qui peut, essayèrent de cacher aux troupes la perte qu’elles venaient de faire ; mais comment expliquer l’absence d’un tel homme ? Comment persuader aux défenseurs de la place que Véliko vivait encore et qu’il n’était point sur la brèche ? Cinq jours après, la garnison prenait la fuite. À Bersa-Palanka, à Gross-Ostrova, à Rladovo, qui avaient coûté tant de sang dans les premières guerres, la panique .ut la même. Le voïvode de Kladovo, Schivko Constantinovitch, un des protégés de Mladen, s’enfuit avec ses soldats, abandonnant la ville à la fureur des Turcs. Il y eut là des scènes atroces : les hommes étaient empalés, les enfans noyés dans l’eau bouillante, en dérision du baptême. La terreur était si grande que les escadrons de Kurchid n’eurent pas à livrer bataille ; en quelques jours, comme l’inondation que rien n’arrête, ils eurent couvert toute la province de la Morava, c’est-à-dire toute la Serbie orientale. À l’ouest, le désastre ne fut pas moins rapide. C’était le knèze Sina, encore un des favoris de Mladen, qui avait le commandement de la Koloubara ; tous les voïvodes réunis sous ses ordres voulaient arrêter l’ennemi sur la frontière, l’armée demandait à se battre : le knèze Sina restait comme frappé de paralysie. Vainement sur plusieurs points des chefs résolus à mourir se défendaient avec une poignée d’hommes et donnaient à la nation de nouveaux exemples d’héroïsme, ceux qui avaient en main les grandes ressources se refusaient à leur venir en aide. C’est ainsi que Milosch Obrenovitch, Stojan Stoupitch et le prota Nenadovitch, neveu de l’ancien hospodar, se maintinrent pendant quinze jours derrière les redoutes de Ravanj. Enfermé dans son camp, sous la forteresse de Schabatz, Sina recevait leurs messages, entendait leurs cris de détresse et demeurait immobile. Chose étrange, jamais depuis neuf ans l’unité de commandement n’avait été plus complète, et c’est à ce moment que chacun des dépositaires de ce pouvoir établi pour le salut de tous semble ne songer qu’à soi.

Que fait donc Kara-George ? On le cherche partout, on ne le trouve pas. Autrefois, quand il n’avait que le titre de commandant des Serbes, il se portait d’un bout de la Serbie à l’autre, réparant les fautes de ses lieutenans et faisant face à tous les périls. Il est le prince aujourd’hui, il a accepté le poids de la responsabilité souveraine, que fait-il ? La Morava est au pouvoir des Turcs, la Koloubara est envahie ; est-ce dans la Schoumadia, comme aux premiers jours de l’insurrection de ISO/i, que le héros de Mischar prépare la résistance suprême ? Non, c’est ce poids même de la responsabilité qui l’écrase. L’héroïque chef de bandes n’était pas fait pour la souveraineté. Déconcerté, éperdu, il veut et ne veut pas, il s’avance et retourne en arrière. Le 2 octobre (jusque-là on ne saurait dire ce