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Voilà donc les forces guerrières de ce petit peuple disséminées encore et exposées à être battues en détail. On a adopté comme autrefois les trois points de défense aux trois extrémités du triangle ; c’est sur le Danube au nord, sur la Morava au sud-est, sur la Drina au sud-ouest, que les Serbes vont essayer de tenir tête aux armées de Kurchid-Pacha. Seulement les grands défenseurs de ces frontières ne sont plus là, des hommes nouveaux les remplacent, braves soldats à coup sur, mais qui n’ont pas encore l’ascendant moral, la gloire des souvenirs, cette flamme où s’allume le courage de tous. Un seul des anciens hospodars, le haïdouk Véliko, est à son poste sur le Danube. Kara-George s’est établi à Jagodina, dans le centre même du pays, afin de se porter plus aisément d’une frontière à l’autre suivant les besoins de la lutte.

La première attaque des Turcs se porta sur Véliko. On dit que Kurchid-Pacha, voulant frapper un grand coup et jeter l’effroi parmi les Serbes, avait choisi le haïdouk réputé invincible. C’était un terrible homme en effet, un batailleur sauvage, aimant la guerre pour la guerre, avide de victoire et de butin. Un jour, des Russes lui disaient : « Pourquoi garder ce nom de haïdouk ? ne saistu pas que cela veut dire un brigand ? — Oui, certes, répondit-il,’ un haïdouk, un brigand, et je serais bien fâché qu’il y en eût un plus grand que moi. » Il disait vrai : la guerre pour lui, c’était le pillage ; mais quelle générosité chez le bandit ! Dès qu’une riche proie était tombée dans ses mains, il avait hâte de la partager. « Quand je suis bien pourvu, disait-il, je donne ce que je possède ; quand je n’ai rien, malheur à qui me refuse ! » Il lui convenait peu de commander à des soldats qui venaient de quitter la charrue, il n’aimait que ses monikes, ses hekjares, des gens qui comme lui étaient accoutumés à vivre au milieu de la poudre et des balles. Il s’était séparé de sa femme parce qu’elle ne prenait pas de ses momkes le même soin que de lui-même. Pour garder un défilé, enlever un convoi, écraser l’ennemi dans une embûche, frapper de terreur des troupes dix fois plus nombreuses que les siennes, les mettre en fuite ou les traverser au galop, pour faire en un mot toute sorte de coups de main et de témérités, il n’y avait pas deux haïdouks comme Véhko. On allait voir cette fois s’il était capable de soutenir un grand choc en des conditions plus régulières. Le haïdouk était enfermé dans les murailles de Négotin par 18,000 assaillans ; chaque jour, chaque nuit, il se jetait sur eux, leur tuait quelques hommes et rentrait au galop. Ces sorties, rapides comme l’éclair, avaient fini par éclaircir les rangs des Turcs, tant elles étaient multipliées. Véliko de son côté laissait chaque fois plus d’un vaillant compagnon sur le champ de mort. Il fallut que le haïdouk demandât des secours à Kara-George pendant que les Turcs en demandaient à