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recommandait d’ailleurs par un titre, de séduisantes manières et une grande fortune, il gagna si bien les bonnes grâces de son auditoire féminin qu’il rétablit ses affaires dans la localité. Ceci pourrait bien être une mauvaise plaisanterie ; mais il n’en demeure pas moins très certain que les femmes se laissent aisément éblouir par les apparences, qu’elles mettent de la coquetterie jusque dans leurs opinions, et qu’en général elles subissent l’influence du clergé ou de l’aristocratie. Le grand progrès des sociétés modernes a été de substituer la raison au sentiment, les femmes ont-elles participé à ce progrès dans la même mesure que les hommes ? Non assurément, et il serait injuste de le leur demander. Un certain côté de la religion, la royauté, la chevalerie, le prestige de la naissance, exercent sur, leur cœur et leur imagination inflammable un empire qui s’est depuis, longtemps affaibli dans l’esprit de la population virile. Invoquera-t-on chez nos voisins à l’appui du suffrage des femmes la situation exceptionnelle de la reine ? On oublie qu’en réalité la reine ne vote point, qu’elle donne son assentiment à des lois faites sans son concours, quelquefois même contre sa propre volonté. Tout bien considéré, elle n’exerce pas plus de droits politiques, malgré le titre de chef de l’état, que la dernière femme de son royaume. Les avocats ne manquent point dans ce moment en Angleterre à la cause du female franchise (affranchissement électoral des femmes), et quelques-uns d’entre eux sont des esprits éminens. Je comprends très bien qu’on admire l’amour platonique du droit ; mais d’un autre côté des hommes pratiques, avertis du reste par l’expérience et l’histoire d’autres nations, peuvent à coup sûr y regarder à deux fois avant d’étendre l’exercice du suffrage vers les régions inconnues de la société. La grande majorité des revising barristers repoussa la demande des femmes. Le jugement de ces magistrats n’est point sans appel, et les belles plaignantes, déboutées en première instance, s’adressèrent à un autre tribunal, la cour des plaids communs, court of common pleas. Malgré l’éloquence d’un défenseur habile, M. Coleridge, la requête ne fut point admise. « Notre décision, concluait l’un des juges avec beaucoup trop d’emphase, exorcisera, j’espère, ce fantôme qui n’aurait jamais dû être évoqué. » En cela du moins, il se trompait. L’agitation continue. Sous l’influence de miss Becker, une société s’est fondée à Manchester pour obtenir le suffrage des femmes[1]. C’est désormais sur le parlement que comptent les Anglaises pour casser le jugement de la magistrature ; mais avant que leurs vœux soient accueillis par cette

  1. Manchester national Society for women suffrage. Cette association tient ses séances dans le parlour du maire à l’hôtel de ville.