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ni devant les exigences tumultueuses de la foule. Dès l’ouverture de la campagne électorale, il ne douta point un instant que la politique de M. Gladstone n’obtînt une immense majorité dans le royaume. Fort de cette conviction, M. Stuart Mill se préoccupait beaucoup moins de la victoire du scrutin que du triomphe d’un principe. Quel était ce principe ? ’Le parlement anglais doit représenter toutes les nuances de l’opinion, toutes les idées qui ont cours dans le pays. A côté des candidatures libérales recommandées par des titres anciens se hasardaient dans quelques collèges des noms nouveaux, ce qu’on a appelé par dérision des candidatures excentriques. C’est vers ces dernières qu’inclinaient les sympathies de M. Mill, non qu’il eût voulu voir un parlement tout entier composé de novices, de rêveurs ou d’utopistes ; mais il croyait qu’après un remaniement du suffrage électoral le moment était venu d’infuser un sang plus jeune dans les veines du corps représentatif. La plupart des hommes nouveaux qui cherchaient alors le chemin du succès étaient sans fortune : des comités s’organisèrent pour faire face aux dépenses de l’élection et solliciter l’appui des contributions volontaires. Parmi les candidats excentriques se distinguait M. Charles Bradlaugh, qui avait été choisi par les ouvriers de Northampton[1]. Bravant le préjugé qui s’attache en Angleterre à un homme mal famé pour ses opinions religieuses, M. Stuart Mill envoya au comité de M. Bradlaugh le montant de sa souscription (15 livres sterling). Il faudrait être bien naïf ou bien prévenu pour croire qu’en agissant ainsi l’éminent philosophe voulût endosser les opinions de son protégé et décerner une prime d’encouragement à l’athéisme. Tout au plus se disait-il que, dans une assemblée où sont largement représentées toutes les croyances, il pourrait bien y avoir place pour deux ou trois libres penseurs. En Angleterre, Dieu merci, le gouvernement ne poursuit point les souscriptions. Celle-ci fut pourtant dénoncée à l’opinion publique par quelques journaux comme un crime contre la religion du pays et par d’autres comme une faute contre le parti libéral. Ces derniers oubliaient que M. Stuart Mill avait mis lui-même à cet envoi d’argent une condition, c’est que M. Bradlaugh ne poursuivrait point sa candidature dans le cas où il y aurait danger de diviser les votes et d’ouvrir ainsi au loup l’entrée de la bergerie.

Consulté par un des électeurs de Northampton, M. Bright

  1. Ceux qui connaissent personnellement l’iconoclaste (c’est-le nom que s’est donné lui-même M. Bradlaugh) ont quelque peine à comprendre l’effroi qu’il inspire en Angleterre. Ses idées sur la révélation n’ont après tout rien à voir avec la politique. Armé d’un talent de parole incontestable et d’une rare énergie, il arrivera tôt ou tard au parlement.