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ont-ils encore un siècle d’existence ? Dès le premier regard jeté sur l’œuvre de Van Eyck au contraire, nous pouvons constater que le coloris en est aussi frais, aussi éclatant que le soir du jour de l’année 1432 où le pieux et sincère artiste l’acheva : ce tableau a l’air d’avoir été trempé dans la fontaine de Jouvence, et Dieu sait pourtant si ses vicissitudes ont été grandes ; nettoyé, retouché, brocanté, démembré, il ne lui a manqué aucune mésaventure. Le second regard est pour le paysage merveilleux de ce tableau, pour ce gazon sur lequel pose l’agneau mystique de l’Apocalypse, et ces bosquets en fleur d’où débouchent les groupes des saints et des docteurs. Quel original sentiment de la nature ! Depuis Van Eyck, on ne l’a jamais connu sous cette forme. C’est la nature dans sa beauté la plus réelle, et cependant transformée par la lumière de l’extase et la tendresse du rêve. Chaque brin d’herbe a été peint avec une minutie amoureuse, chaque fleurette plantée à l’endroit voulu pour faire admirer sa grâce virginale ; c’est notre nature dans toute son exactitude, mais, dirait-on, purifiée, spiritualisée, de manière à mériter de devenir la nature du monde surnaturel : ce paysage est une féerie céleste. Comme ce décor est en merveilleuse harmonie avec la douce et touchante grandeur de la scène apocalyptique que le peintre s’était donné pour tâche d’exprimer, et quelles tendres aspirations vers la Jérusalem mystique se trahissent ingénument dans ce gazon et ces fleurs ! Quand enfin vous êtes las d’admirer ce sentiment si original et si unique de la nature, — car tout sentiment de la nature est toujours plus ou moins païen, ou du ressort de la poésie des esprits élémentaires, ce qui revient au même, et ici il est moral et religieux comme un sentiment de l’âme, — vous tournez votre attention vers la conception de l’œuvre : elle est d’une profondeur et d’une grandeur étonnantes. Elle ne comprend rien moins que la tradition de l’histoire métaphysique de l’âme dans le temps et au-delà du temps, telle qu’elle a été établie par le christianisme, et va de l’Adam si cher aux théologiens, type de l’homme déchu et digne de rachat, à l’agneau par lequel s’accomplit ce rachat, en passant par toutes les légions de saints qui ont aidé à l’œuvre divine. Cette grande scène offerte éternellement à l’adoration des bienheureux est présidée par Dieu le père, entouré de la Vierge et de saint Jean, figures admirables d’Hubert Van Eyck, le frère aîné de Jean, que le plus grand art des époques postérieures n’a pas surpassées. Toute cette grande histoire est là racontée dans cet espace restreint avec une modestie dans la profondeur, un respect dans l’expression, une simplicité dans l’ampleur, qui sont vraiment admirables. Mais que la scène centrale est belle ! Sur cette pelouse, dont nous avons essayé de faire comprendre la réalité mystique,