Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/914

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du Christ resterait, ne fût-ce que sous ce rapport, une page à jamais mémorable. Toutes les parties du tableau sont ordonnées, tous les personnages sont groupés de façon à produire une unité de scène capable de produire à son tour une unité d’impression d’autant plus puissante que la scène elle-même est plus étroite. Ces douleurs n’éclatent pas, comme elles auraient éclaté chez les maîtres primitifs, en mélodies distinctes et individuelles ; elles se fondent en une vaste symphonie qui, servant d’accompagnement à la douleur de la Vierge, la rend ainsi plus déchirante. La peinture flamande eut dès son origine un caractère fort dramatique, il suffit de jeter les yeux sur les peintures d’Hemling pour faire cette remarque ; mais le drame dans Hemling a un caractère pour ainsi dire anecdotique. Chaque personnage, même le plus petit, vit, nous intéresse pour son compte personnel, et avec une sorte de naïve indiscipline. Les acteurs de la scène sont juxtaposés, non groupés ; leur action est isolée, non commune. Il en résulte que très souvent il y a dans ses tableaux des acteurs et pas de scène, ou plusieurs scènes et pas de drame. Son tableau central du triptyque de la Descente de croix, où la Vierge pleure comme une Niobé populaire qui, au lieu d’être figée en pierre, aurait été fondue en eau, est peut-être le seul qui fasse une exception éclatante à ce caractère général. Les élémens dramatiques de la peinture flamande existaient donc avant Matsys, et, si l’on veut chicaner encore, on peut dire que Matsys ne fut pas un créateur ; mais dans les arts le vrai créateur est celui qui donne aux choses la forme réclamée par leur substance, et qui les met en harmonie avec leur loi propre. Tout grand artiste n’est qu’un arrangeur, et, si l’on pouvait supposer la coexistence de deux divinités, la divinité supérieure serait non celle qui aurait créé la matière des mondes, mais celle qui aurait organisé cette matière selon les lois de Kepler et de Newton.

Le second trait de ressemblance entre Matsys et Léonard, c’est le sentiment de la beauté, qui a chez l’un et chez l’autre mêmes préférences et même recherche. Chose étrange, un des reproches que l’on adresse à Quentin Matsys, c’est de méconnaître la beauté et d’avoir une inclination pour la vulgarité. Non-seulement il n’a pas méconnu la beauté, mais il en possède le sentiment au plus haut point, et il est si loin d’être vulgaire que la beauté pure ne lui suffit pas, et qu’il la lui faut alliée à ce que nous appelons de nos jours la distinction. Dans le culte de la forme, religion des artistes, Quentin Matsys doit être rangé parmi les animistes, mot par lequel je désigne, faute d’un meilleur, les artistes qui préfèrent la beauté qui embarque l’âme du contemplateur sur l’océan de la rêverie à celle qui la fixe immobile dans l’admiration. Comme le peintre de la