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à l’heure, où est cette force pathétique qui vous faisait frissonner de la tête aux pieds de douleur ou de ravissement ? Que tout cela est étroit, mesquin, chétif, en dépit de sa force, et antipathique en dépit de sa bonhomie ! L’impression que l’on éprouve en passant de Rubens à Jordaens est à peu près celle que devaient ressentir certains spectateurs de notre révolution française lorsqu’au sortir d’une conversation avec Mirabeau ils se trouvaient obligés de subir les opinions d’un Pétion quelconque, ou bien d’écouter les discours de quelque orateur au langage violemment imagé du club des cordeliers. Certes la chute devait être grande, et l’esprit devait ressentir comme une sensation de meurtrissure. Cette sensation de meurtrissure, Jordaens vous l’inflige d’autant plus douloureuse que son talent est plus robuste. C’est que Rubens a le génie populaire, tandis que Jordaens n’a que l’esprit d’un plébéien. Qu’est-ce donc que le génie populaire, et en quoi diffère-t-il de l’esprit plébéien ? Lorsque vous verrez une grande âme d’une substance complexe et en même temps d’une parfaite unité, qui sous une forme individuelle présente l’image abrégée des élémens moraux les plus disparates ramenés à la simplicité par une loi mystérieuse de combinaison et de fusion, une grande âme bien spacieuse, dont la sonorité soit telle qu’elle puisse s’arranger également de toutes les voix, des plus aiguës comme des plus graves, et les répercuter au dehors d’elle fondues dans le son de sa propre voix, vous vous trouverez en présence d’un de ces génies qui méritent cette épithète de populaire. Toutes les classes d’une société donnée se reconnaissent en eux, et cependant il n’en est aucune qui puisse le tenir pour un des siens. Ils réalisent ce miracle qu’étrangers à chacun de leurs compatriotes en particulier, tous cependant retrouvent en lui leur image véritable. C’est qu’ils n’expriment de chaque classe que ce qu’elle a d’essentiel et non d’éphémère, de permanent et non d’accidentel, d’harmonique et non de discordant, c’est-à-dire les forces d’amour et de sympathie. De nature trop lumineuse pour se plaire aux ombres sous lesquelles les autres hommes consentent à vivre, ils ne connaissent pas cette ignorance volontaire que les diverses classes de la société ont les unes des autres ; de nature trop musicale pour ne pas être blessés de tout ce qui trouble leur harmonie intime, ils ne connaissent pas ces discordances morales qui se nomment dans chaque classe préjugés et superstitions. Si parfaite est la symétrie de leur âme qu’ils ne pourraient la déranger, même s’ils le voulaient, et que l’équilibre de leur être ne peut être détruit même par leurs propres choix. Il s’ensuit cet autre miracle plus extraordinaire que le premier, c’est qu’ils restent la représentation populaire de leur pays en dépit du système qu’ils adoptent. Un Dante