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corps de métier, dirigée nominalement par des hommes du pays, mais en réalité par les chefs de Paris et de Londres. Elle voulut alors essayer sa force à Genève, où elle avait le choix des armes et l’avantage du terrain, n’y trouvant pas d’armée permanente à combattre. L’épreuve était curieuse et sérieuse, nous l’avons suivie avec anxiété. Si en effet ces agitations populaires, favorisées à Genève par toutes les franchisés républicaines, le plein droit de parler, de s’associer, de s’attrouper, étaient parvenues à dominer le pouvoir ou seulement à ensanglanter les rues, les régimes politiques appuyés sur l’arbitraire auraient eu raison. Il n’en a rien été ; Genève a prouvé par un exemple éclatant que la liberté peut se défendre toute seule. L’Association internationale a fait tout ce qu’elle a voulu dans le canton pendant une quinzaine de jours, promené des drapeaux et des tambours, prononcé des discours véhémens, décrété la grève, suspendu toutes les constructions et quantité de travaux publics, institué la camorra napolitaine, c’est-à-dire un système de prépotence et d’intimidation. Quelques bravi entraient dans les ateliers, et se plaçaient devant les machines en criant : On ne travaille pas ici ! D’autres couraient les grandes routes, et, franchissant les haies et les clôtures partout où ils surprenaient quelque bâtiment en construction, emmenaient los maçons, les charpentiers, les serruriers, tous ceux qu’ils trouvaient à l’ouvrage ; d’autres enfin stationnaient à la gare ou sur les quais à chaque arrivée de wagons ou de bateaux à vapeur, et dès qu’ils voyaient débarquer quelque ouvrier arrivant de France ou de Suisse, et qui eût pu consentir à travailler malgré eux, ils l’accostaient amicalement, le prenaient par les deux bras avec une cordialité vigoureuse, et le traînaient sans violence au cabaret, où le malheureux, grisé de belles paroles et de petit vin blanc, promettait tout ce qu’on voulait, jusqu’à ce qu’on lui eût fait reprendre, en l’escortant toujours, le chemin des quais ou de la gare.

Cela fit une suite de petites scènes où la liberté individuelle pâtit un peu ; mais cette comédie ne tourna jamais au tragique, et la société ne se crut pas menacée un seul instant. L’autorité laissa faire, et se contenta de consigner quelques gendarmes. Il en résulta qu’au bout de la quinzaine les ouvriers se lassèrent de cette oisiveté forcée, et malgré l’Association internationale traitèrent directement avec les patrons. Ce fut un membre du gouvernement, M. Camperio, qui, choisi comme médiateur, dirigea les négociations ; c’était lui d’ailleurs qui fort habilement, sans menace et sans peur, avait empêché à la fois la répression et le désordre. Battue dans l’affaire de la grève, l’Association internationale n’a pas renoncé à la lutte, et s’est fait, assure-t-on, beaucoup de partisans, non pourtant dans