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premiers sont toujours battus : M. Fazy tomba aussitôt, et depuis lors (1864) c’est le parti indépendant qui gouverne. En d’autres termes, c’est la démocratie sous de nouveaux chefs.

On le voit donc, les révolutions de Genève dès le dernier siècle ont été des affaires de castes ; aussi ont-elles travaillé l’une après l’autre à établir l’égalité plutôt qu’à développer la liberté. M. Fazy lui-même n’est point un libéral dans le sens moderne du mot ; il a fortifié l’état en lui soumettant l’académie, l’église, la magistrature, la bienfaisance, quantité d’institutions qui sous le régime radical ont perdu quelque chose de leur autonomie ; l’état seul et le souverain, c’est-à-dire le peuple, ont grandi. De là au socialisme, il n’y a qu’un pas facile à franchir. Qu’est-ce que l’égalité des droits sans l’égalité des forces et des ressources, et comment les vainqueurs du faubourg pouvaient-ils se résigner à l’indigence quand les vaincus de la haute ville jouissaient si paisiblement de leurs millions ? M. Fazy était cependant beaucoup trop propriétaire pour être socialiste ; il combattit de toute sa force les théories de l’extrême révolution et sut contenir le peuple. Ce fut grâce à son autorité que Genève put traverser 1848 sans passer par des journées de juin. Il fut même cruel envers quelques utopistes inoffensifs qui rêvaient un phalanstère quelconque, et qui passèrent avec leurs rêves à l’ennemi ; mais, malgré la prudence de M. Fazy, l’idée égalitaire devait faire son chemin avec une logique inexorable. Dès le siècle dernier, le Genevois Jean-Jacques avait écrit à Grimm : « Mon parti est pris, et je vous déclare que j’aime mieux être voleur que mendiant. » Bon gré, mal gré, la théorie socialiste sortit du Contrat social.

Cependant les chefs d’école socialistes n’eurent aucun succès dans le canton ; le Genevois n’aime pas l’idéologie. Il est comme saint Thomas, il veut palper, d’où les qualités de précision qu’il a portées si loin dans l’horlogerie et les sciences naturelles ; les systèmes et les mots creux le mettent en fureur. On s’en aperçut l’an dernier au congrès de la paix, où l’homme d’action, celui qui allait partir pour Mentana, fut accueilli par des acclamations, tandis que les rêveurs qui proclamaient la république universelle et la paix du monde furent dispersés par des huées. En revanche, quand les doctrines les plus hasardées sont soutenues adroitement par des esprits pratiques, elles risquent fort de trouver grâce auprès du peuple genevois. Aussi avons-nous vu l’Association internationale des travailleurs prendre pied sur le terrain abandonné par le congrès de la paix. Cette association avait été importée à Genève par un Français, ouvrier graveur, et, à la suite d’un congrès qui fit quelque bruit, elle se trouva organisée assez fortement, distribuée en