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des Genevois. Depuis lors, à force de vivre ensemble, ces réfugiés avaient fini par se ressembler tous ; ils formaient une oligarchie austère et savante qui gouverna Genève, et en l’éclairant la fit briller si bien que de loin on prenait ce sommet lumineux pour la ville entière. Maintenant encore, aux yeux de beaucoup de gens, cet esprit particulier des patriciens passe à tort pour l’esprit genevois ; il est vrai que les patriciens donnaient autrefois le ton aux classes moyennes.

Tous ces républicains au fond sont aristocrates, on l’est à Genève à tous les degrés. L’horloger, nous l’avons vu, ne voudrait pas être bottier ; l’ouvrier devenu fabricant, le fils de marchand devenu pasteur, s’enflent vite et le prennent de haut ; tout le monde veut monter, et la classe des grimpions (des grimpeurs) est innombrable. On tient aux titres, aux grades ; on accepte volontiers des décorations, on les demande même, et on les porte ; « chacun perche sur quelque chose, » comme disait si joliment Paule Méré. Il résultait autrefois de tout cela une hiérarchie de coteries bien closes, castes sur castes, échelonnées d’après l’âge de leur argent, les vieilles fortunes ne frayant pas avec les nouvelles, ni celles-ci avec les rentes médiocres, ni celles-ci avec l’humble revenu du travail ; au sommet, quelques familles cloîtrées dans leur olympe, plus bas les notabilités de l’église et de la science, plus bas encore les banquiers, les parvenus, montrant vite qu’ils sont riches, et plus vite encore, prétend M. Petit-Senn, qu’ils ne l’ont pas toujours été. Dans tout ce monde, beaucoup de calcul et. de précision, une vie de chronomètre, une économie sage réglant toutes les dépenses et toutes les actions, de grandes qualités sans doute, mais plus spécialement celles qui ne coûtent rien, la simplicité, la frugalité, toutes les abstinences. Avec cela beaucoup d’argent donné aux pauvres, une grande compassion pour les revers, mais peu de sympathie pour les succès d’autrui. — « Bonne ville que Genève, disait un étranger : soyez malheureux, tout le monde vous aime. — Oui, répondit une femme d’esprit, mais soyez heureux !… » Au fond, ce sont là les travers de tous les petits endroits, travers rachetés à Genève par de solides vertus républicaines. Nous avons dû insister sur les mauvais côtés pour montrer le contraste entre « les gens du haut et les gens du bas. »

Ce contraste suffit pour expliquer la catastrophe de 1846. Cette révolution radicale avait été annoncée par des agitations auxquelles le patriciat ne comprenait rien. Il se croyait libéral et civilisateur, il avait jeté des ponts en fil de fer, lancé des pyroscaphes, établi une caisse d’épargne, ouvert des écoles lancastériennes, on croyait Genève parfaitement heureuse, et elle l’était en effet ; mais une