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« Comment, dit-il, ce nom de natif est sans doute au-dessous de vous ? — Oui, monsieur l’auditeur, fort au-dessous de mes sentimens. — Mais vous êtes né en ville ? — Oui, monsieur l’auditeur. — Eh bien ! vous êtes donc natif. — Comme vous, monsieur l’auditeur. — Comme moi ! je suis citoyen, sot que vous êtes. — Comme moi, monsieur l’auditeur. — Comme vous ! — Et la fureur du magistrat grossissait à chaque parole. — Ah ! monsieur l’auditeur, de grâce, que cela ne vous offense point autant, puisque, si vous n’étiez pas natif de Genève, vous ne rempliriez pas la charge dont vous êtes revêtu, et, si je n’étais pas né dans la cité, je ne serais pas citoyen. — Mais êtes-vous au moins citoyen bourgeois ? — Monsieur l’auditeur, comme il faut être né dans la cité pour être citoyen et qu’on ne peut être citoyen sans être bourgeois, je me crois tout ensemble citoyen, bourgeois, natif et habitant. » La discussion s’aigrit, mais l’horloger tint bon ; il voulut signer Jean Bacle de Genève, et pas autrement. « Eh bien ! sortez, insolent ! cria l’auditeur. Sortez, retirez-vous !… » Notons, pour achever le tableau, que ce magistrat donnait ses audiences les jours de marché, dans l’arrière-boutique de Mlle Michau ; il y avait deux sièges, une table et un évangile. Or le même jour, dans l’après-dîner, Jean Bacle fut appelé par le même auditeur chez la même demoiselle Michau pour être interrogé derechef. Cette fois on essaya de le vaincre par la douceur ; mais Jean Bâcle résista, donna des raisons posément, avec une certaine érudition historique, et finit par déclarer qu’il subirait le dernier supplice avant de « consacrer encore un sobriquet qui fait autant d’esclaves de ceux qui le portent dans Genève, ma patrie. » Voici son dernier mot : « soumis aux lois, je crains Dieu, je respecte le magistrat, et n’écoute que ma conscience. » Jean-Jacques n’eût pas dit autrement. L’affaire prit de l’importance, l’horloger comparut devant les « magnifiques seigneurs, » qui l’appelèrent criminel d’état, et menacèrent de le jeter dans un cul-de-basse-fosse ; il ne faiblit point. Il demanda qu’on lui assignât un jurisconsulte pour lui prouver qu’il était natif. On le mit en prison, au secret ; il persista dans son idée fixe. On l’accusa d’un crime d’état, il accepta le procès, et voulut se défendre ; des avocats refusèrent de l’assister, il voulut plaider malgré eux ; on lui envoya un pasteur pour le convaincre, et ce fut lui qui arriva presque à convaincre le pasteur. Il fut enfin condamné par les juges « à être amené céans pour y être grièvement censuré de ses délits, à en demander pardon à Dieu et à la seigneurie, genoux en terre, » et de plus banni pour dix ans du territoire de la république. Il subit sa peine, mais ne se déclara pas natif.

Voilà le plébéien genevois au siècle dernier ; il n’a pas changé de