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la coupe des habits permis à chaque classe. Il y avait enfin trois castes, celles des citoyens, des bourgeois et des natifs. Tout cela s’était établi tranquillement, pendant que le peuple songeait à autre chose ; mais, quand le peuple n’eut plus d’autre affaire en tête, il se prit à se rappeler ses anciens droits. Aussitôt commencèrent ces luttes politiques qui devaient agiter tout le dernier siècle. Voltaire avait tort d’en rire ; ce petit feu, qui avait longtemps couvé sous la cendre dans l’humble foyer genevois, devait allumer un vaste incendie. L’Europe latine, on l’a dit, avait perdu les titres de ses libertés ; Genève les avait conservés, Rousseau les retrouva. Pour construire son Contrat social, il n’eut qu’à reproduire en grand les anciennes institutions de sa patrie ; pour imaginer, il n’eut qu’à se ressouvenir. Sur la république natale, vue au verre grossissant, il copia cette république idéale que toutes les révolutions du monde s’évertuent depuis lors à réaliser. Il fut un vrai plébéien de Genève, mais efféminé par la Savoie, qui l’amollit sans l’adoucir, et fit de lui, dit M. Rey, « un Caton au cœur de femme. » De ses concitoyens, il prit la fierté, la défiance, vertu plutôt que vice chez un peuple entouré d’ennemis. Le Genevois est voyageur, parce que son pays est petit ; il est souvent fâché, avenaire, c’est le mot du cru, parce que la bise l’irrite ; il habite une ville qu’un Italien du XVe siècle appelait déjà la città dei malcontenti. Aussi Jean-Jacques fut-il nomade et boudeur ; il fut de plus, comme ses compatriotes, — gentes semper nova petentes, disait un vieil évêque, — avide de nouveautés, remuant, raisonneur, stoïcien de parti-pris, mais, pour racheter tout cela, franc, généreux avec passion, sincèrement navré de toutes les misères et de toutes les souffrances humaines. Tel fut « le citoyen de Genève. »

Un autre type de plébéien genevois fut Jean Bacle, dont les auteurs anciens ou nouveaux parlent à peine, et qui mérite pourtant d’être connu ; son histoire est dans une brochure oubliée du dernier siècle. Ce Jean Bacle, né en 1731, avait été envoyé en Angleterre dès sa quinzième année. Il s’était cassé une jambe en route, il se fendit la tête au retour, et se fractura deux fois la cuisse droite ; ces accidens le retinrent au lit, où il eut le temps de beaucoup lire et de beaucoup méditer. Simple horloger, il appartenait à la caste inférieure des natifs, gens destitués de tout droit politique et même exclus des professions libérales. Cependant, à force de lire, il avait appris que cette qualité de natifs, récemment instituée, n’était consacrée par aucune loi, si bien qu’un jour, appelé à témoigner en justice, il ne voulut pas se déclarer natif ; il demanda qu’on mît tout simplement au bas de sa déposition : Jean Bacle, de Genève. L’auditeur (on dirait aujourd’hui le juge de paix) fut scandalisé.