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des écrivains isolés, moins soucieux en général de bien dire que de traiter exactement un sujet ou d’élucider une question. Ils sont avant tout critiques ou historiens[1].

Ceux-là mêmes qui appartiennent au monde protestant ne marchent pas tous dans le même chemin. Ce parti ne manque pas de forces ; mais là aussi chacun vit chez soi et pour soi, il n’y a plus de cohésion possible. L’association a vu diminuer son influence depuis que le consistoire et les pasteurs sont élus par le peuple. Petit à petit, les consciences s’habituent à se diriger toutes seules ; la vie privée n’est plus sous l’inspection ni sous la direction du clergé. Certes le christianisme est encore debout, les deux mille auditeurs de toutes les classes qui se pressent le soir aux pieuses conférences prouvent bien que Calvin n’est pas mort tout entier. Ajoutons que les luttes confessionnelles sont moins vives qu’elles ne le furent jamais ; les partis se sont apaisés, sinon associés, pour faire face à l’ennemi commun, à la philosophie qui se lève. L’église nationale et l’église libre font assez bon ménage ensemble, et Genève n’a point pris part à la guerre déplorable qui dure encore à Paris entre le protestantisme orthodoxe et le protestantisme libéral. Bien plus, il ne manque pas de réformés qui, pour combattre l’irréligion, tendraient volontiers la main, aux catholiques ; toutefois ces alliances ou plutôt ces trêves ont un peu endormi les esprits, les sectes coalisées n’ont plus l’entrain qu’elles avaient autrefois, quand elles se ruaient les unes sur les autres. Quant aux chefs, ils restent isolés ; chacun suit son idée et fait son œuvre, non pour agir sur Genève, mais pour arriver jusqu’au grand public, qui est en Hollande, en Écosse, aux États-Unis. C’est ainsi que même les écrivains religieux deviennent étrangers ; ils sont traduits dans toutes les langues. Tout se déplace, la littérature entre dans la théologie, et la théologie dans la littérature, les laïques rompent des lances avec les pasteurs, des assemblées populaires proclament la déchéance de Jésus-Christ. La question capitale de notre temps, la séparation de l’église et de l’état, — question souvent débattue à Genève, souvent écartée, qui revient toujours à la charge, et qui annonce pour cet hiver une nouvelle campagne où elle a quelque chance

  1. La Revue a nommé plus d’une fois MM. Merle d’Aubigné, Sayous, Pictet de Sergy, Chastel, Gaullieur, Galiffé. Il faut citer encore M. Adolphe Pictet, esthéticien et philologue, et M. Albert Rilliet, critique spirituel, mais rigoureux, qui, aimant la religion chrétienne et la patrie suisse, a eu cependant le courage d’attaquer la version officielle des Évangiles et de contester dans un ouvrage récent l’histoire de Guillaume Tell. Enfin il serait injuste, en parlant des lettres genevoises, de ne pas mentionner la Correspondance des Réformateurs, publiée par M. Herminjard ; c’est une œuvre de science, de critique et de bonne foi.