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roses très pâles est insupportable aux yeux. Les ouvriers, à demi nus, les mains garanties par des sacs de grosse toile mouillée que par ironie sans doute ils appellent des gants, vont et. viennent, couverts de sueur, devant les fourneaux, les ouvrant, les fermant, brassant le métal avec de grandes cuillères[1], et rejetant la tête en arrière quand la flamme, poussée par un courant d’air imprévu, s’élance jusque sur leur visage. Lorsque la fonte est parvenue à peu près au point de fusion ; « on prend la goutte. » Il ne faut point se méprendre sur ce terme ; prendre la goutte, c’est verser une minime portion de la matière liquide dans un mandrin de fer creusé d’une rainure de façon à obtenir un petit lingot qu’on refroidit immédiatement en le trempant dans un baquet plein d’eau. La goutte est portée au laboratoire des essais de la fabrication. On l’expérimente sans retard, et on reconnaît si l’alliage ne s’éloigne pas des prescriptions imposées. Si le métal n’est pas au titre exigé ou s’il le dépasse, on y ajoute de l’argent ou du cuivre ; s’il est dans les remèdes, c’est-à-dire dans les limites acceptées par la commission, on donne ordre de couler en lames.

Le creuset est alors enlevé du milieu des charbons qui l’entourent de toutes parts,, on le place dans un cercle d’où s’élancent deux longues barres de fer ; l’une et l’autre sont saisies par deux ouvriers qui, marchant rapidement pour éviter le refroidissement du métal, versent ce dernier dans une lingotière qu’on a préalablement graissée avec soin. C’est du feu liquide qui coule, blanc comme du mercure, avec quelques fugitives nuances irisées, Parfois la fonte rencontrant un peu d’humidité, rejaillit et semble l’éruption d’un volcan de Lilliput. Dans ce cas, les gouttes s’élancent, éblouissantes de blancheur, deviennent roses à mesure qu’elles s’élèvent, rougissent brusquement lorsqu’elles descendent, tombent à terre, s’y roulent en mouvemens convulsifs, s’imprègnent du poussier noir qui couvre le sol, et bientôt se confondent avec lui. La lingotière est composée d’une série de moules en fer que le métal remplit, où il se fige, se durcit, et d’où on l’extrait, à l’état de lame. Les lames d’argent sont d’un blanc sale et tacheté de noir ; les lames d’or sont d’une couleur magnifique, très chaude, tirant sur le vermeil, et rappelant les plus belles combinaisons des palettes vénitiennes. Les lingotières sont disposées de telle façon que dans la même on peut couler vingt lames d’un seul coup. Les bords des dames sont irréguliers,

  1. Pour éviter toute chance d’alliage étranger, on brasse l’or avec des morceaux de terre réfraetaire ayant à peu près la forme d’une douve de tonneau. On ne saurait prendre trop de précaution avec l’or, qui est le métal délicat par excellence ; ainsi le plomb rend cassant dix mille fois son poids d’or, et il suffit de mettre du plomb au creuset dans la salle de la fonderie de l’or pour que ce dernier soit « empoisonné, » devienne « aigre, » et soit mis hors d’usage.