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LA SENTINELLE PERDUE.

Il prouve assez son droit en montrant plus de cœur.
Grâce à Dieu, nous valons toute cette noblesse ;
Mon fils combat pour moi, je n’ai point de vieillesse.
Je me retrouve en lui, je suis aux premiers rangs ;
Je frappe avec son bras les soutiens des tyrans.
Gémis, si tu le veux, cesse de te contraindre !…
Mais Jean fait son devoir, je ne saurais te plaindre.
S’il pouvait oublier ce qu’il doit au pays,
S’il reculait jamais devant nos ennemis,
S’il désertait nos droits, s’il reniait ses pères,
Alors je verserais des larmes bien amères…
Je serais dégradé ! — Mais c’est trop discourir,
Le vieux sang du vilain ne peut se démentir. »

Ainsi passait le rêve, et sur la plaine immense
Le soldat écoutait au milieu du silence :
Tout se taisait au loin ; le ciel profond et pur
Reposait sur les monts sa coupole d’azur,
Les chevaux au piquet hennissaient d’un ton grêle,
Et le cri prolongé : « garde à toi, sentinelle ! »
S’étendait dans la nuit comme un dernier soupir
De la brise qui tombe et semble s’assoupir.

Mais autour de ces feux où se gardait l’armée,
Sous l’éclair de la flamme et la pâle fumée,
Combien d’autres rêvaient, endormis sur leurs sacs
Ou debout et pensifs dans l’ombre des bivacs !
Et combien revoyaient au beau pays de France
Le chaume verdoyant où notre cœur s’élance,
La ruelle où de loin en entend aboyer
L’ami de la maison, le vieux chien du foyer,
La porte et son loquet, la petite fenêtre
Qu’ombrage le vieux lierre, — où s’incline peut-être
La grand’mère tremblante, appelant du regard
L’enfant qu’il faut bénir, et qui viendra trop tard !
Combien d’autres, perdus dans un rêve plus sombre,
De ces temps malheureux voyaient repasser l’ombre
Où, durant leur jeunesse, éveillés un matin,
Ils avaient entendu bourdonner le tocsin
Sur la plaine et les monts, de village en village,
Comme on entend la nuit se lever un orage !
Les Prussiens arrivaient !… On entendait des cris :
« Aux armes, citoyens, il faut sauver Paris ! »