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l’auteur nous y mène en coupant et diversifiant le chemin par des épisodes qui nous voilent un peu la perspective. Nous aimerions mieux que Séraphine, Paul Forestier, Gabrielle, fussent plus libres de marcher droit devant eux suivant les lois de leur nature. C’est la condition des personnes vivantes et des héros qui n’attendent pas pour agir le fil caché que tient la main de l’auteur. La logique a si bien le pas sur l’invention dans les œuvres de M. Augier, et, il faut le dire, de tout le théâtre littéraire de ce temps-ci, que la plupart des comédies semblent faites surtout en vue d’une situation. Nous ne serions pas étonné que la scène d’un mari se plaçant pour leur parler raison entre sa femme et l’amant qui va l’enlever ait engendré toute la pièce de Gabrielle, que le discours éloquent d’un père se mettant en travers de la résolution de son fils, qui veut déserter le domicile et l’honneur conjugal, soit devenue la comédie de Paul Forestier, et qu’enfin celle des Lionnes pauvres ait été en germe dans le tableau final du mari et de l’amant, abandonnés tous deux au profit d’un plus riche. Cette importance capitale d’une situation unique est un trait commun des ouvrages contemporains. De là vient ce grand nombre de comédies en un ou deux actes, et qui ont tant de justes raisons de ne pas porter leur ambition au-delà de cette limite. Les habitudes que nous a faites le théâtre moderne avec ses agitations et son bruit sont peut-être la source de cette prudente sobriété : nous ne saurions nous en plaindre. Du temps d’Alexandre Duval, d’Etienne et de Casimir Delavigne, cette situation unique bien ménagée, détaillée à petites doses. aurait fourni matière à cinq actes. Le public d’aujourd’hui veut plus d’action, et son impatience contraint les auteurs qui seraient ambitieux d’atteindre aux cinq actes, ou de mériter malgré eux cette louange d’avoir été courts, ou de contenter au détriment de leur œuvre les exigences de leur ambition. C’est ainsi que l’on prend pour de l’invention une industrie laborieuse, et que l’on remplit les vides avec des scènes tirées toutes faites d’un portefeuille. C’est ainsi qu’on peut être connaisseur et manquer à la règle suprême de son art, qu’on peut avoir beaucoup de philosophie et pas toujours de véritable logique. Que devient alors l’unité de conception, celle des caractères, celle de l’intrigue ? L’esprit le plus charmant, les plaisanteries les plus heureuses, tous les effets de détail sans l’unité de l’ensemble rappellent ces bustes que faisaient des artistes primitifs en enfonçant dans une tête de bois des clous à tête plate qu’ils limaient et rivaient au point de faire illusion sur leur procédé. Ces clous auraient beau être d’or ou d’argent, ils ne vaudraient pas une tête coulée dans le bronze le plus commun. M. Augier lui-même n’a pas toujours échappé à cette critique.