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supportée. Les dettes n’offraient plus matière à plaisanter, et Mercadet éconduisant ses créanciers paraissait intéressant. Fallait-il rire ou pleurer du rasoir avec lequel ce héros des faiseurs menaçait de se détruire, La question n’eût pas été douteuse vingt ans plus tôt : le public en eût ri comme d’une bouffonnerie, s’il ne l’eût pas sifflé comme une plaisanterie funèbre ; mais désormais le public était changé, il suivait avec curiosité les tours de passe-passe de Mercadet, et prenait au sérieux ses grotesques angoisses.

À cette foi robuste dans les réalités du théâtre, un public démocratique joint un penchant naturel pour la vigueur des peintures. Si le ton était faux parfois dans Balzac, ce n’était jamais, comme dans Scribe, qu’il fût superficiel. Ses personnages sont cyniques : un père reprochant à sa fille le refus de se sacrifier pour relever la fortune de sa maison ose lui demander « à quoi servent les romans dont elle s’abreuve, si elle n’y puise pas le désir d’imiter les dévoûmens qu’on y prêche. » Un chef de famille, et qui se croit honnête, parle de « crocheter le cœur pour crocheter la caisse. » Ces traits et mille autres semblables annonçaient bien que notre comédie allait perdre cette légèreté de ton qui faisait autrefois sa grâce. « Sans peser, sans rester, » a dit un grand poète contemporain : c’était la devise de la comédie française, et elle avait cela de commun avec l’ancienne politesse. Souvent elle s’exprimait à demi-mot et ne pénétrait pas toutes les surfaces. Les formes convenues, les petits mensonges déguisant les réalités tristes ou vulgaires, n’étaient pas plus à l’usage du public nouveau que de la comédie que Balzac lui préparait. Au milieu des mots cyniques ou grossiers, il y en avait beaucoup d’heureux, quelques-uns même originaux, d’autres recueillis ça et là et rendus au public avec la force d’impulsion qu’ils reçoivent de la bouche d’un acteur habile. Dès lors commençait la série de ces pièces composées de mots plutôt que de scènes et de situations. Elles avaient, elles ont encore cette excuse naturelle qu’ils occupent une grande place dans la comédie de mœurs : les paroles font partie des mœurs elles-mêmes. Depuis Balzac, ne semble-t-il pas que ce soit la seule source du rire ? Les auteurs et le public à leur suite se sont mis en quête de mots ; ceux-ci font le tour de la ville et de la province : l’auditoire de nos jours, comme ses devanciers, a trouvé ses fournisseurs d’esprit, et Balzac a peut-être été le premier sur la liste.

C’était une bonne fortune pour notre théâtre que celle qui donnait à Balzac un pendant tel qu’Alfred de Musset. Aujourd’hui même où en serions-nous, si ses proverbes, fruits tout spontanés d’un poétique talent, ne venaient de temps en temps faire quelque diversion à tant de prose quelquefois lourde et toujours vulgaire ?