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misdemeanaur pour s’être prêté aux desseins du président, fut arrêté à la requête de M. Stanton, et traduit devant la cour suprême du district de Colombie. Le ministère de la guerre se mit en défense comme une ville assiégée. M. Stanton veilla toute la nuit avec une troupe de membres du congrès venus pour lui prêter main-forte. On disait même que le président tenterait de les en chasser par la force. Vers le matin, un bruit menaçant se fît entendre dans la rue ; une escouade armée passa devant la porte du ministère : c’était une patrouille qui faisait sa ronde accoutumée. La nuit enfin se passa sans encombre, et le jour levant trouva M. Stanton inébranlable au ministère en compagnie de ses fidèles défenseurs.

La tragédie commençait à tourner en vaudeville. Tout l’héroïsme de M. Stanton semblait dépensé en pure perte. Le président, souriant et tranquille, avait reçu beaucoup de monde à la Maison-Blanche, et montrait l’humeur la plus enjouée. Le général Thomas, élargi sous caution dans la soirée, avait profité de sa liberté pour mener sa fille à un bal masqué. Pendant que les radicaux, armés jusqu’aux dents, montaient la garde autour du ministère, leur ennemi s’amusait à voir danser des quadrilles. Il n’annonçait d’ailleurs aucune intention belliqueuse, et portait avec beaucoup d’aisance le crime de trahison dont il était accusé. Le lendemain il s’en retourna tranquillement au ministère de la guerre, causa quelque temps de l’air le plus affable avec son ami M. Stanton, et le somma de nouveau de lui céder la place. Stanton renouvela son refus et lui intima l’ordre de retourner à son bureau, ce dont il ne tint compte ; après quoi ils se remirent à causer comme deux bons camarades et deux vieux amis. Le général Thomas a raconté lui-même cette scène curieuse dans l’interrogatoire que le congrès lui fit subir quelques jours plus tard.


« M. Stanton, dit-il, se tourna vers moi et se mit à me parler du ton le plus amical et le plus familier. Je lui dis : « La prochaine fois que vous me ferez arrêter, laissez-moi d’abord le temps de manger un morceau. » J’ajoutai que je n’avais encore rien mangé ni rien bu de la journée. Il passa son bras autour de mon cou, comme il avait coutume de le faire familièrement, et mit ses doigts dans mes cheveux, puis il se tourna vers le général Schriver et lui dit : « Schriver, avez-vous là une bouteille ? Apportez-la donc. » Schriver ouvrit son pupitre et en tira une petite fiole ; le ministre me proposa alors de prendre une goutte de whiskey. J’acceptai, et le général Schriver le versa dans un grand verre pour en faire deux parts égales. Il éleva les petits verres à la hauteur de son œil pour en mesurer le contenu. Alors un employé entra avec une bouteille pleine, nous la débouchâmes et bûmes ensemble. »


Ainsi se passa l’entrevue de ces deux compétiteurs acharnés. Le