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de huit groschen ; mais le meunier Voss, tout en respectant le désir de sa fille, qui voulait une noce sans aucun faste, n’avait pu se résigner à lésiner sur les frais religieux.

La jeune femme du colonel von Toll se montra fort gracieuse pour la mariée, et lui passa au cou une chaîne d’or avec un médaillon sur lequel était gravée la date du jour où Fieka était allée demander au colonel la grâce de son père. Mon oncle Herse ne pouvait manquer une si belle occasion de faire des siennes. Au dessert, comme le meunier, baissant les yeux avec une feinte humilité, s’excusait de n’avoir fait venir aucune musique, sa petite harangue fut interrompue par l’explosion d’un formidable orchestre. C’étaient les vingt et un tirailleurs du rathsherr que ce diable d’homme, — pardon, mon cher oncle, — avait, je ne sais comment, transformés en musiciens. La porte s’ouvrit alors, et on aperçut au milieu du corps de musique l’oncle Herse battant la mesure avec frénésie sur une pile de sacs remplis de farine. Un vrai chœur céleste, à moitié caché dans les nuages ! Encore n’est-ce pas tout. Cet actif personnage s’était aussi muni de fusées. La première, éclatant à rebours et prenant une direction horizontale, faillit éborgner un des invités. La seconde, mal dirigée, alla donner tout droit dans une grange remplie de paille, et Friedrich eut grand’peine à étouffer le feu, qui avait déjà pris. l’amtshauptmann ne laissa point partir la troisième, et, tout en remerciant chaleureusement mon bon oncle, rendit dès le lendemain un arrêté par lequel les feux d’artifice étaient interdits dans tout le district de Stemhagen sous les peines les plus sévères.


Où sont-ils maintenant ces bons et simples cœurs dont ce récit a fait revivre les battemens ? Hélas ! aucun ne palpite plus. Ils ont dit adieu, ils dorment le long sommeil... Le boulanger Witte ouvrit la marche, et le messager Luth l’a fermée. Voyons, qui survit encore ? Fritz Sahlmann, Hanchen Besserdich, et votre serviteur. Hanchen épousa dans le temps le jeune Freier, et ce ménage a prospéré. Ils habitent Gulzow, la première maison à main gauche. Fritz Sahlmann était devenu un bel homme, et il est resté mon ami. J’espère qu’il ne m’en voudra pas d’avoir mis en circulation l’histoire de quelques fredaines datant de son premier âge et depuis longtemps oubliées. S’il était tenté de s’en formaliser, je lui tendrais la main en lui disant, comme l’amtshauptmann : « Ce qui est écrit est écrit. » Vous n’allez pas pour si peu vous brouiller avec un vieux camarade ? — n’est-ce pas, mon bon Fritz ?


E.-D. FORGUES.