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— Que pensez-vous de ceci, chère amie ? poursuivit l’amtshauptmann, se tournant vers ma mère. Vous ai-je assez conté de ces histoires où le beau Westphalien Renatus jouait volontiers le premier rôle ?

Ma mère ne répondit que par un signe affirmatif, l’accent ému du vieillard lui donnant quelque envie de pleurer. Nous autres enfans nous commençâmes à quitter l’abri tutélaire où la peur nous avait retenus. Subitement enhardis, nous pensions que le colonel était une manière de cousin revenu de longs voyages.

— J’aurais dû vous reconnaître tout de suite, reprit le digne magistrat... C’est ce diable d’uniforme français qui ;... mais non, je ne devrais point vous tenir ce langage, s’empressa-t-il d’ajouter quand il vit le sang monter de plus belle au visage du colonel... Voyons, mon enfant, votre père a-t-il toujours ces beaux yeux bruns, cette chevelure naturellement frisée, ce beau front sur lequel la main de Dieu avait écrit le mot homme en caractères indélébiles ? Le colonel fut obligé de répondre en conscience que les yeux étaient toujours bruns, mais que les cheveux avaient blanchi.

— Au fait, cela doit être, dit l’amtshauptmann. Adolph-Diedrich grisonne depuis longtemps... Vous allez, cher garçon, venir avec moi vous installer au château. Vous y serez logé à titre d’hôte et d’ami. Ce sera la première fois qu’un officier français y aura séjourné dans ces conditions ;... mais, vous, vous n’êtes pas un officier français, vous êtes Allemand,... le fils de Renatus ne saurait être qu’un bon Allemand... Qu’en dites-vous, chère amie ? continua-t-il, s’adressant à ma mère.

Celle-ci, infiniment plus subtile observatrice que le vieux herr, et lisant mieux que lui sur le visage du colonel, faisait à son ami toute sorte de menus signaux pour l’avertir que toutes ses paroles n’étaient pas également opportunes. Cette fois, comme il s’était rapproché de son fauteuil, elle le tira doucement par le pan de son habit ; mais il se tourna tout d’une pièce, et sans deviner de quoi il s’agissait : — Qu’avez-vous, lui demanda-t-il, à me tirailler ainsi ? Ce fut alors ma mère qui rougit. Le colonel, peu à peu remis, ne la laissa pas dans l’embarras. Après s’être incliné vers elle comme pour la remercier : — Herr amtshauptmann, répondit-il, je ne saurais profiter de votre bon vouloir. Nous partons dans une demi-heure. Quant à cet uniforme dont la vue vous offusque, — et je le conçois, — je ne puis sans déshonneur le dévêtir à l’heure du danger. Vous dites à bon droit que le fils de mon père se doit à l’Allemagne ; mais, si je suis dans des rangs où vous aimeriez mieux ne me point voir, le blâme ne saurait atteindre que mon souverain, et passe dès lors par-dessus mon humble tête. A mon entrée au ser-