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reconnu le peuple des raïas courbé sous sa misère et sa servitude ? Le pacha résolut d’agir au plus vite : une telle situation, en se prolongeant, devenait un péril pour l’empire. La victoire d’ailleurs était assurée d’avance. Quand les dahis virent flotter la bannière de Békir-Pacha à côté de la bannière de Kara-George, ils comprirent qu’ils étaient perdus. Déjà le mercenaire qui défendait la ville avec ses kridschales, Guschanz-Ali, entamait des négociations avec les assiégeans. Les dahis embarquèrent leurs trésors sur un navire, et, descendant le Danube, allèrent se réfugier sous les remparts de Neu-Orsova. C’étaient les chefs de cette oligarchie guerrière qui avait fait tant de mal aux Serbes ; Milenko obtint de Békir-Pacha la permission de les poursuivre jusque dans la forteresse. « Laissez, écrivait Békir, au commandant de Neu-Orsova, laissez les Serbes châtier les ennemis du sultan. » Deux jours après, les têtes des tyrans maudits étaient exposées devant les tentes de Kara-George. « Maintenant, disait Békir aux insurgés, justice est faite. Vous pouvez retourner en paix dans vos maisons ; vos troupeaux et vos charrues vous attendent. »

Mais arrête-t-on un peuple qui vient de prendre un pareil élan ? Plus d’une fois déjà, pendant les quinze premières années du règne de Sélim, les Serbes avaient été soutenus par le divan contre les janissaires, puis abandonnés à leurs ennemis. Ils ne voulaient pas cette fois que leur victoire fût inutile. Tant qu’il resterait en Serbie une trace de l’ancienne oppression, tant qu’un ordre nouveau ne serait pas constitué, ils étaient résolus à ne pas déposer les armes. Noble résolution, et digne d’un tel peuple, mais difficile peut-être à soutenir jusqu’au bout ! N’était-ce pas faire des conditions au sultan, et si le sultan les refusait, n’était-ce pas s’exposer à la honte de reculer ou au péril de tout compromettre dans une lutte inégale ? C’est alors que les chefs serbes, Kara-George en tête, conçurent pour la première fois le dessein d’invoquer la protection d’une grande puissance chrétienne. Ils hésitaient entre la Russie et l’Autriche. Beaucoup de Serbes étaient sujets autrichiens, l’Autriche était la première qui les avait appelés aux armes, il y avait encore parmi les soldats de Kara-George, de Nenadovitch et de Milenko plus d’un vétéran qui avait combattu sous les drapeaux de l’empereur Joseph : c’étaient là bien des motifs pour s’adresser au cabinet de Vienne ; mais que de raisons aussi pour s’en défier ! L’Autriche, après avoir encouragé les soulèvemens des Serbes, avait toujours fini par les abandonner aux Turcs. Le traité de Sistova, on ne l’oubliait point, avait été une véritable trahison. Si les circonstances extérieures en 1791 avaient pu excuser la politique autrichienne, des circonstances plus impérieuses encore ne devaient-elles