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dévoûment de deux cents haïdouks, héroïque fait d’armes dont le souvenir est encore vivant parmi les Serbes. Entre Schabatz et la frontière de Bosnie, ces deux cents haïdouks occupaient le couvent de Tschoketschina. Jacob Nenadovitch, qui dirigeait le siège de la forteresse, est informé qu’une troupe de mille kridsdhales, sous la conduite d’un des principaux dahis, a pénétré de Bosnie sur le territoire serbe, et se propose d’attaquer les assiégeans. Il court aussitôt à Tschoketschina. « Amis, dit-il aux haïdouks, il faut se défendre ici à outrance, et, coûte que coûte, barrer le passage aux Turcs. » Le chef des haïdouks, Kjurtschia, désespère de se maintenir dans le couvent avec sa petite troupe ; il est peu fait à la discipline, ce bandit, et Il aime mieux la guerre de coups de main qu’une défense régulière. « Eh ! Dit-il, laissons-les détruire ces murailles ; on rebâtit un monastère brûlé, on ne ressuscite pas un homme mort. — Crois-tu donc, lui répond Jacob Nenadovitch, que la semence des hommes doit périr avec toi ? » Cette fierté de langage était nécessaire en un moment si critique ; sans l’attitude résolue du knèze, sans l’exemple d’un homme qui exprimait d’un mot le sentiment du devoir uni au mépris de la vie, les haïdouks auraient peut-être suivi leur chef. Il ne s’agissait pas pour Nenadovith de sauver le couvent de Tschoketschina, Il s’agissait de donner à l’armée qui assiégeait Schabatz le temps de réduire la place. Bien plus, que seraient devenues les armées serbes, composées d’élémens si divers, si dès le début de la campagne les haïdouks n’avaient pas reconnu le commandement, subi les influences morales, appris à mourir à leur poste ? L’autorité de Jacob Nenadovitch obtint du premier coup ce résultat immense, irrité contre lui, irrité surtout d’avoir tort, l’indocile Kjurtschia reprit le chemin des montagnes, les autres haïdouks restèrent sur la brèche, et s’y firent tuer jusqu’au dernier. Ce sont les Thermopyles serbes, s’écrie M. Léopold Ranke. Les Turcs avaient pris le couvent, massacré tous les haïdouks, mais ils avaient eux-mêmes essuyé de telles pertes qu’ils ne purent rien entreprendre contre la petite armée campée autour de Schabatz, et que quelques jours après cette forteresse était obligée de se rendre aux soldats de Nenadovitch.

Cette nouvelle victoire entraîna dans les rangs de l’insurrection tous ceux qui hésitaient encore. C’était d’ailleurs un moyen de compléter l’armement des soldats. Pourvues de sabres, de fusils, de munitions, soutenues par quelques canons de campagne, les bandes serbes prenaient décidément les allures d’une armée. Nenadovitch se porta en toute hâte vers la Schoumadia, Kara-George détacha une partie des troupes qui tenaient Belgrade en respect, et tous deux marchèrent sur Poscharevatz, assiégée par Milenko. A