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qué de tout temps que les serviteurs enrichis faisaient les maîtres les plus rigoureux. L’esclave qui avait un esclave devait être toujours tenté de lui faire souffrir les injustices dont il était victime et de lui rendre les coups qu’il recevait. Il lui semblait sans doute, quand il venait d’être maltraité par son maître, qu’il se relevait à ses yeux, qu’il reprenait sa dignité d’homme, en maltraitant à son tour son serviteur. Cette institution des vicarii est une des originalités de l’esclavage romain. Elle n’était à Rome ni une exception rare ni un privilège réservé à la haute domesticité des grandes maisons ; on a conservé l’inscription funéraire du vicarius d’un sous-fermier. Cicéron semble même dire que tout esclave qui se respecte, qui n’est point un prodigue ou un débauché, peut avoir son vicarius. Les plus riches en possédaient qui étaient nés et qui avaient grandi chez eux (vicarii vernae), ce qui suppose toute une hérédité de servitude dans ces misérables cellules ; mais ce qui est plus étrange encore, c’est qu’en restant esclaves ils pouvaient faire des hommes libres. Rien ne les empêchait de donner ou de vendre la liberté à leurs vicarii. Nous savons qu’ils le faisaient quelquefois ; l’un d’eux, en s’élevant à lui-même un tombeau de marbre, ne se refuse pas le plaisir de copier la formule qu’il a lue sur celui de son maître : il nous dit fièrement qu’il y donne une place à ses affranchis des deux sexes. C’est ainsi que par une bizarre contradiction il leur arrivait de communiquer à d’autres des droits dont ils étaient eux-mêmes privés.

Il y avait donc des rangs dans la servitude et une sorte d’aristocratie qui réclamait pour elle des égards particuliers. Le dispensator d’une grande maison se regardait comme un personnage. Il ne faut pas nous le représenter humble, timide, portant dans son attitude le poids de sa condition : au contraire il tient la tête haute. À la porte du maître, il rudoie les cliens, des hommes libres pourtant, qui viennent tous les matins recevoir le présent qui les fait vivre. Dans l’intérieur de la maison, il a des camarades qui lui parlent avec respect, qui le flattent, qui lui demandent sa protection, qui prient les dieux pour lui. Il nous reste la base d’un monument qui a été élevé à Mithra par un économe (arcarius) pour obtenir la conservation et la santé d’un dispensator (pro salute et incolumitate) : c’est précisément la formule dont on se sert quand on prie les dieux pour l’empereur. — Lorsqu’il rentre dans sa cellule, il y trouve ses serviteurs qui l’attendent, car, comme je viens de le dire, à Rome l’esclavage est entré dans l’esclavage même. Cet homme qui dépend entièrement d’un autre, à qui sa vie même n’appartient pas, possède des esclaves qui ont peur de lui, qui tremblent dès qu’il parle, qui l’appellent humblement mon maître,