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étrangère, marquée d’un signe ineffaçable, qui avait le triste privilège de fournir le monde d’esclaves. Il en arrivait de partout, et les Romains étaient exposés à le devenir comme les autres. Cette pensée les disposait à les mieux traiter ; il est naturel qu’on ait plus de sympathie pour les malheurs qui peuvent nous atteindre que pour ceux dont on se sent à l’abri. De plus, comme alors ni la nature ni la loi n’éternisaient les effets de la servitude, le fils de l’affranchi était citoyen comme tout le monde. Rien ne lui était plus facile que de dissimuler son origine, s’il en rougissait ; mais, même en l’avouant, il pouvait arriver à toutes les dignités publiques. Horace était tribun d’une légion dans une armée d’aristocrates. Cette fusion complète de l’homme libre et de l’esclave qui s’opérait après la liberté faisait qu’avant l’émancipation les barrières entre eux étaient moins hautes. Ils travaillaient à côté l’un de l’autre aux champs, à la ville ils faisaient partie des mêmes associations civiles ou religieuses. L’esclave arrivait quelquefois à les présider, et il commandait ainsi aux hommes libres. Qui l’aurait souffert il y a quelque temps aux États-Unis ? Une autre différence, qui n’est pas moins grave, c’est qu’aujourd’hui l’esclave appartient à une race inférieure. Je ne veux pas dire qu’elle le soit par nature et qu’elle doive l’être toujours, il ne faut pas consentir à mettre de ces inégalités fatales et éternelles entre les hommes ; mais en réalité elle l’est. Au contraire l’esclavage antique, surtout celui des villes, se recrutait d’ordinaire parmi les peuples de l’Orient grec, les plus intelligens du monde. À leurs dispositions naturelles, on ajoutait encore par une éducation savante. Ce n’était pas toujours par humanité qu’on prenait cette peine, c’était le plus souvent par calcul ; on augmentait la valeur d’un esclave en l’instruisant, comme on accroît le prix d’un domaine par une culture soignée. Un bon grammairien ne se vendait pas moins de 25 000 fr. Il y avait donc dans toute grande maison une sorte de cours complet d’études, et les traces de ces pædagogia servorum se retrouvent à chaque pas dans les inscriptions latines[1]. Quand il était ainsi formé par l’éducation, instruit dans les lettres et les sciences, l’esclave antique ne ressemblait pas à celui de nos jours, abruti s’il est résigné, féroce s’il est mécontent. C’était un personnage habile et rusé, un observateur ingénieux, prêt à toutes les fortunes, bon pour tous les métiers, et qui, avec beaucoup d’adresse et peu de scrupules, espérait bien tirer un bon parti d’une situation mauvaise. Il est de règle que dans la vie privée, comme

  1. Il en était de même en Grèce, et Platon nous dit qu’on reconnaissait les jeunes esclaves à un certain raffinement d’éducation précoce. « Si j’entends un enfant articuler avec trop de précision, cela me choque, me blesse l’oreille, et me paraît sentir l’esclave. »