Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/528

Cette page a été validée par deux contributeurs.
522
REVUE DES DEUX MONDES.

vaincu. Elle a même fini sous l’empire, grâce au secours qu’elle a trouvé dans la philosophie et à l’adoucissement des mœurs publiques, par pénétrer jusque dans la législation. Les grands jurisconsultes ont introduit dans les codes romains ce principe, que la servitude n’est point un fait naturel, et qu’elle ne repose que sur une convention humaine : c’était en préparer l’abolition dans l’avenir. En attendant, on commence dès le règne d’Hadrien par en atténuer les abus. Marc-Aurèle met l’esclave à l’abri des traitemens trop rigoureux, et défend absolument de le tuer. Dès lors la loi le regarde comme une personne digne de son intérêt et ne l’abandonne plus aux caprices de son maître ; mais devons-nous croire que cette révolution s’est faite tout d’un coup, que les Antonins ont brusquement modifié par un décret l’état social de Rome, aboli des usages en vigueur et inauguré des principes tout à fait nouveaux ? Je ne le pense pas. Des changemens de cette nature sont d’ordinaire préparés à l’avance ; l’autorité les sanctionne, mais c’est l’opinion qui les imposé. À Rome, elle était prête depuis longtemps à ces modifications, et les pratiquait avant de les rédiger[1]. Quand un peuple est conservateur par essence, comme les Romains ou les Anglais, qu’il affiche un respect superstitieux pour ses institutions anciennes, et qu’il aime mieux les laisser périr obscurément quand elles ne sont plus de saison que de les abroger avec éclat, il est naturel qu’il possède dans son arsenal législatif une foule de lois qui depuis longtemps ne sont plus exécutées. Je crois donc qu’à Rome, bien avant les Antonins, ces rigueurs contre les esclaves qui étaient restées dans le droit public ne se trouvaient plus dans les mœurs. Ce qui rendait irrésistible ce mouvement qui poussait tout le monde vers l’humanité, c’est qu’il venait à la fois de deux côtés extrêmes. Deux classes de la société qui généralement s’entendent mal ensemble s’accordaient pour recommander la douceur envers les esclaves. D’un côté, le philosophe disait aux gens du monde, aux lettrés, aux financiers, aux grands seigneurs qui l’écoutaient, que ce sont des hommes comme les autres, « formés des mêmes élémens, qui jouissent du même ciel et respirent le même air, » et qu’il faut les traiter comme des amis d’un rang inférieur (servi sunt, immo humiles amici). De l’autre, le petit peuple, qui ne lit pas les traités de philosophie, et qui se laisse conduire par son instinct, manifestait en toute occasion sa sympathie pour eux. Il les connaissait et les aimait ; des souffrances partagées, des plai-

  1. Il semble même qu’avant les Antonins la loi ait quelquefois essayé de prendre la défense de l’esclave et de limiter les droits du maître sur lui. « Il y a un juge, dit Sénèque, commis pour connaître des injustices des maîtres envers leurs esclaves, pour réprimer leur cruauté, leur avarice, leur brutalité. »