Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/522

Cette page a été validée par deux contributeurs.
516
REVUE DES DEUX MONDES.

était chargé de lui apprendre tous les jours les changemens que la naissance, la vente ou la mort avaient faits la veille dans cette armée.

Aujourd’hui la fortune est plus également répartie entre tout le monde, la vie est devenue plus modeste, et nous avons quelque peine à concevoir ce que pouvait être la maison de ces grands seigneurs de l’ancienne Rome. Qu’on se figure un de ces riches patriciens ou chevaliers qui possédaient quatre ou cinq mille esclaves, comme ce Cæcilius dont parle Pline l’Ancien. Cette multitude entassée dans les palais ou disséminée dans les fermes appartient à des nations différentes, parle des langues diverses ; de plus chaque peuple a sa spécialité. La Grèce fournit surtout les grammairiens et les savans, les Asiatiques sont musiciens ou cuisiniers, de l’Égypte viennent ces beaux enfans dont le babil déride le maître, les Africains courent devant sa litière et écartent les passans. Quant aux Germains, avec leur grand corps et leur tête juchée on ne sait où (caput nescio ubi impositum), ils ne sont bons qu’à se faire tuer dans l’arène pour le plus grand plaisir du peuple romain. Il faut bien établir quelque ordre dans cette confusion : on les classe par nations, on les distingue par la couleur de leur peau (per nationes et colores), ou, ce qui est plus ordinaire, on les divise en groupes de dix ou décuries, avec un décurion qui les commande. Au-dessus de tous les décurions, on place à la campagne le fermier (villicus), à la ville les intendans (dispensatores). C’est un souci, on le comprend, de faire vivre cette foule. Il est de règle que dans une maison bien ordonnée le maître n’achète rien au dehors, qu’il trouve chez lui de quoi entretenir tout son monde. Ses domaines lui fournissent toute sorte de denrées, ses maisons de ville contiennent des ouvriers de tous les métiers. Pour n’être pas pris au dépourvu, il entasse des provisions de toute espèce dans d’immenses magasins dont il ne connaît pas toujours la richesse. On raconte qu’à l’époque où, comme aujourd’hui, le théâtre s’efforçait d’attirer la foule par l’éclat de la mise en scène, un directeur qui avait à vêtir un grand nombre de ses figurans et qui n’en voulait pas faire la dépense s’adressa à Lucullus et le pria de lui prêter une centaine de tuniques. « Cent tuniques ! répondit le riche Romain, où voulez-vous que je les prenne ? Néanmoins je ferai chercher. » Le lendemain, il en envoyait cinq mille. L’administration de ces immenses fortunes devait donner beaucoup de peine. Aussi le maître se dispensait-il souvent de s’en occuper. Tout entier au plaisir, il abandonnait ses affaires à des intendans qui le volaient. Quand il consentait à les diriger lui-même, ce travail pénible n’était pas sans profit pour lui. M. Mommsen pense que, si la noblesse romaine a eu pendant des