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sacrer son souvenir par un monument, ouvrent une souscription, il n’y a là certainement rien que de simple, rien qui puisse tomber sous le coup d’une loi. Il n’y a pas de loi qui empêche d’honorer un mort, et le gouvernement avait son devoir tout tracé par cet aveu que l’auteur du 2 décembre a été le premier à faire en disant qu’il était sorti de la légalité pour rentrer dans le droit ; il avait son devoir mieux tracé encore par ce fait, s’il est vrai, que l’empereur lui-même se serait associé à des souscriptions pour d’autres vaincus du 2 décembre. En exerçant des poursuites dont il ne définissait pas la nature, le gouvernement paraissait accepter ce duel de souvenirs irritans ; en ayant l’air de vouloir supprimer une souscription que rien ne défend, il ne faisait qu’en aggraver le caractère. D’un autre côté, ce serait une prétention bien éirange, on en conviendra, de vouloir jeter un voile sur une date pour la soustraire au jugement de l’histoire. L’histoire a son droit, elle l’exerce ; la justice elle-même, dans un récent arrêt qui touche précisément à ces faits, n’a point contesté sa juridiction. On maintient ce droit de l’histoire aussi, bien que le droit d’ouvrir une souscription ; c’est tout simple, et le gouvernement, mieux inspiré, ne se serait pas laissé entraîner à paraître contester l’un ou l’autre. Racontez et souscrivez, c’est un droit devant lequel on s’arrêtera sans nul doute ; mais, pour dire toute notre pensée ce qui serait dangereux, ce serait de s’absorber, de se figer dans des souvenirs d’une autre époque au point d’en faire la raison de notre conduite dans les circonstances où nous sommes ; ce serait de faire aujourd’hui de la politique avec des protestations rétrospectives, de prétendre nous ramener au 1er décembre 1851 en croyant échapper aux nécessités d’une situation dont l’origine date de dix-sept ans déjà, et c’est là que nous nous demandons en toute sincérité ce que la liberté et le pays peuveut y gagner.

Ni le pays ni la liberté ne peuvent vraiment y trouver un grand avantage ; c’est tout simplement une question politique qu’on doit envisager au point de vue politique. M. de Talleyrand, qui n’était point, il est vrai, le meilleur des juges en fait de morale, mais qui avait certes le discernement des situations, avait coutume de dire que la nature avait été fort prévoyante, qu’elle avait placé nos yeux de façon à regarder en avant et non pas en arrière. Quel que soit le jugement qu’on porte sur le passé, on n’espère pas sans doute le supprimer. Des événemens se sont accomplis, ils se sont déroulés avec toutes leurs conséquences ; le pays lui-même s’y est associé d’une certaine manière par son vote. C’est la France après tout, et c’est une prétention d’un autre genre, on l’avouera, c’est une façon singulière d’agir sur le pays que de vouloir sans cesse lui prouver qu’il a eu tort, qu’il n’a été qu’un troupeau servile et moutonnier subissant la loi qu’on lui a faite, qu’on possède par privilège exclusif la vertu, la fierté, l’instinct du droit. Il y a trop souvent parmi nous