Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/469

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une puissance prolifique prodigieuse : Linné a compté sur un seul pied de tabac plus de 40,000 graines, dont la vertu germinative se conserve pendant de longues années. Les centres de culture se sont multipliés sur tous les points du globe. Le Brésil, la Virginie, le Maryland, la Louisiane, les Antilles, les Philippines, Bornéo, la Turquie, l’Italie, l’Espagne, la France, la Hollande, la Silésie et jusqu’à l’Ukraine déversent sur tous les marchés du monde des millions de kilogrammes de cette substance qui n’est ni une nourriture, ni un cordial, encore moins un spécifique, et dont l’usage universel ne peut être justifié par aucune raison sérieuse. D’autre part est-il permis d’oublier que le tabac se range parmi les végétaux les plus redoutables, et qu’on pourrait citer par centaines les cas d’empoisonnement par cette solanée? C’est d’abord un vigneron, qui fit la gageure de fumer sans interruption vingt-cinq pipes de tabac. Il gagna ce pari stupide; mais il fut saisi d’étourdissemens, de vomissemens, de syncopes, et souffrit pendant dix-huit mois de vertiges et de céphalalgies intenses. Depuis cet accident, il conçut une telle aversion pour la fumée de tabac que la vue seule d’une pipe lui causait des douleurs de tête. Le Dr Helving a vu deux étudians se défier à qui fumerait le plus longtemps, consacrer toute une nuit à cette joute insensée, et expirer le lendemain dans les convulsions à quelques heures d’intervalle. Ce n’est pas seulement pris à l’intérieur que le tabac agit avec cette violence. Un contrebandier, s’étant couvert le corps de feuilles de tabac qu’il voulait soustraire à la douane, fut bel et bien empoisonné par infiltration cutanée, et ne dut son salut qu’à une médication aussi énergique que prompte. Même accident frappa tous les hussards d’un escadron coupables de la même imprudence. Trois enfans cités par Murray succombèrent en vingt-quatre heures pour avoir eu la tête frottée avec un onguent de tabac. Un ouvrier, s’étant endormi sur un tas de feuilles de nicotiane, ne se réveilla plus. On sait que le poète Santeuil mourut pour avoir bu un verre dans lequel on avait jeté de la poudre de tabac d’Espagne, enfin tout le monde a entendu parler du procès du comte Bocarmé, qui avait empoisonné son beau-frère avec quelques gouttes de nicotine, alcaloïde qu’on extrait du tabac[1]. Cette substance redoutable se trouve dans le liquide brun, de saveur acre, qui se dépose au fond de la pompe dont certaines pipes sont munies. Ce liquide est un poison violent; quelques gouttes versées dans le bec d’un oiseau le tuent en quelques secondes; un fait bi-

  1. Le tableau suivant indique la quantité moyenne de nicotine que renferment les principaux tabacs employés ; Lot 7,96 pour 100, — Lot-et-Garonne 7,34, — Virginie 6,87, — Nord 6,58, — Ille-et-Vilaine 6,29, — Kentucky 6,00, — tabac à fumer (mélange) 5, — Alsace 3,21, — Maryland 2,29.