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couche traditionnelle de la misère et du crime. Ce qui augmente au plus haut point l’horreur du spectacle, c’est que ce corps du Christ ainsi déchiré est un beau corps blanc, le même corps que le peintre a montré dans sa Flagellation debout et recevant les coups. En contemplant ce beau corps, les suaves comparaisons de l’Écriture reviennent au souvenir, on pense au beau lis de Jessé, à la fleur sans tache, et cette mystique réminiscence, amollissant l’âme, change l’horreur en attendrissement; mais ce n’est encore là qu’un des degrés de ce pathétique. Jetez les yeux sur ce volet de gauche où Rubens a donné à son tableau central la plus douce, mais la plus terrible des antithèses, Jésus enfant sur les genoux de la jeune vierge. Quoi! ces deux épisodes appartiennent à la même histoire! Quoi! c’est à cette horreur sans nom du tableau central, c’est à cette litière sanglante que doit aboutir cet heureux enfant que nous voyons jouant debout sur les genoux de sa mère et dévoré de ses caresses! Ah! cette fois le cœur éclate, et les yeux se détournent pour chercher un autre spectacle qui permette de descendre aux larmes, accourues à l’appel du maître. Jamais artiste n’a obtenu un pareil degré d’émotion avec une telle simplicité de moyens.

Ce qui n’est pas moins extraordinaire que la puissance pathétique de Rubens, c’est sa prodigieuse intelligence, une intelligence qui dans le domaine entier des arts n’a d’analogue que celle de Shakspeare, tout imaginative, toute d’intuition et de jet, éclairant les objets d’une lueur subite comme l’éclair, et, rapide aussi comme l’éclair, disparaissant avec une promptitude à faire douter au spectateur qu’elle ait été présente. Cette intelligence, qui est de l’ordre le plus élevé, il la dissimule de manière à presque l’étouffer, humblement, modestement, derrière ses incomparables talens d’artiste amuseur des yeux, absolument comme Shakspeare dissimule la sienne sous ses qualités de dramaturge; il a l’air de vous dire : Je ne suis qu’un pauvre ouvrier, doué de quelque facilité, qui travaille à tant la toise et à 100 florins par jour; ne voyez dans tout cela que des formes, des couleurs et des groupes arrangés pour vous plaire un instant. — Mais sous cette modestie, ou plutôt sous cette indifférence, le contemplateur digne de la comprendre découvre bien vite une pensée qui est au niveau des plus grandes choses.

Contemplez-la, cette intelligence, dans l’incroyable Adoration des Mages du musée d’Anvers; là elle est digne de toute sorte d’admiration. Grands dieux! que de choses il y a dans ce tableau! Il y a d’abord les qualités matérielles de l’artiste, qui n’ont jamais eu plus d’éclat, la beauté du spectacle, la splendeur des étoffes, les pittoresques cassures des épais brocarts, les draperies vertes et rouges, l’éblouissement de la lumière; puis il y a la couleur locale