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ristique de tous les maîtres flamands sans exception est-il une puissance dramatique dont nulle école n’a jamais approché. Ils ont été vaincus dans la représentation et la conception de la beauté, et quant à ces qualités d’éclat et de coloris, à cette magie de la lumière, à cette magnificence du spectacle pour lesquelles ils sont célèbres, ils ont trouvé dans les Vénitiens des rivaux après avoir trouvé en eux des maîtres et des initiateurs. Les spectacles les plus magnifiques de Rubens, — et Dieu sait s’il en est de riches ! — ne dépassent et même n’égalent pas les splendeurs des Noces de Cana de Véronèse, et en tout cas n’existeraient point sans les leçons des Vénitiens. Cet admirable volet gauche du triptyque de la Descente de croix représentant la visite à sainte Elisabeth, où l’on voit la Vierge, vêtue de velours rouge, dans tout l’éclat de la jeunesse, s’avancer du pas. élégant et majestueux de la princesse héréditaire du ciel, dont elle sera plus tard la reine douairière, vient en droite ligne de Venise. Il en vient aussi, le spectacle somptueux du fameux tableau à double disposition de Saint-Bavon de Gand, avec ses riches costumes et sa prodigalité de beaux visages; mais pour l’expression du pathétique les Flamands lurent leurs seuls maîtres, et parmi eux nul dans ses jours les plus fougueux n’égala jamais la puissance dramatique de Rubens. Il faut la voir, cette puissance, dans ce Christ entre les deux larrons qui se trouve au musée d’Anvers, et que l’on ne peut regarder sans pleurer. Le Christ rend son âme comme il l’a gardée pendant sa courte vie, avec douceur et inaltérable fidélité, spectacle touchant que font ressortir encore davantage les contorsions du mauvais larron, qui a, lui, paraît-il, une peine infinie à rendre la sienne. La Vierge et saint Jean sont comme enfouis dans une douleur muette; mais le principal personnage du tableau est la Madeleine. Elle s’est affaissée vaincue par la douleur au pied de la croix, et ses beaux cheveux blonds, qui naguère avaient essuyé les parfums sur les pieds du Christ, ruissellent à cette heure du sang qui en découle. C’est le moment où un soldat, dure et brune figure de cavalier des bandes espagnoles, lève la lance pour percer le flanc de Jésus. La Madeleine a vu le geste, et ce corps vaincu par la douleur se redresse avec une énergie désespérée, elle étend les bras, elle crie, et l’on entend distinctement encore cette fois l’exclamation de la jeune femme. Ce qu’il y a de tendresse, de furie d’amour, dans l’accent de cette douleur, ne se peut dire; mais là où cette puissance pathétique va jusqu’au bout d’elle-même, c’est dans le petit triptyque du Christ à la paille du musée d’Anvers, véritable pendant de la Flagellation frénétique de l’église de Saint-Paul. Dans ce triptyque, l’ignoble supplice a pris fin, et le Christ tout sanglant est étendu sur un lit de paille,