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deux se voilèrent, la Passion. Cet épisode est le véritable domaine des artistes flamands, celui où ils règnent en maîtres souverains.

Le Christ qu’ils ont peint à l’envi, ce n’est donc pas le Christ radieux de la Transfiguration, ce n’est pas le fils de Dieu, c’est le fils de l’homme. Des deux natures qui sont en Jésus, l’une s’est dissimulée, la nature divine; l’autre, la nature humaine, se montre seule avec tout ce qu’il lui a fallu subir de souffrances et d’outrages. Cependant une remarque importante doit être faite ici, c’est que ces peintures, quoiqu’elles ne laissent apparaître que la nature humaine du Christ, sont cependant strictement orthodoxes et conformes à la tradition catholique. Rien n’indique mieux que ce fait à quel point.de profondeur le catholicisme a jeté ses racines dans les cœurs du peuple flamand. Ce christianisme populaire qui s’attache surtout au Christ douloureux est de pente glissante, mais il n’est tombé ici dans aucune des hérésies qu’il est si apte à engendrer : rien ne rappelle dans l’art flamand le sentiment exclusivement rationaliste et démocratique de Rembrandt, ni l’espèce d’arianisme d’Albert Dürer et d’Holbein. Rien ne nous dit devant les peintures des artistes flamands, comme devant les tableaux de Durer et d’Holbein : Il n’était qu’homme quand il souffrit, et il s’était séparé de sa partie divine pour mieux ressentir toute l’amertume de la condition humaine; bien moins encore nous disons-nous comme devant Rembrandt: C’est simplement un homme pauvre et faible martyrisé par la puissance. Par une sorte de miracle dû à la foi naïve populaire, le Christ flamand n’a pas abdiqué son caractère surnaturel. Ce caractère surnaturel, il est jusque dans le corps mort de la Descente de croix de Rubens; mais c’est précisément par l’intensité des souffrances de la personne humaine, qui dépassent les forces de la commune humanité, que se révèle la nature divine.

Le christianisme populaire des Flandres s’exprime encore par la forme sous laquelle l’art flamand a de préférence représenté la personne la plus importante de la religion catholique après le Christ, la vierge Marie. La Vierge flamande, ce n’est pas la mystique jeune reine espagnole du miracle de la conception, ce n’est pas la madonna italienne, l’heureuse mère pressant dans ses bras un enfant aussi beau et aussi pur qu’elle, c’est la Mater dolorosa, la pauvre femme du peuple qui pleura toutes ses larmes au pied de la croix de son fils[1]. On la voit apparaître dès l’origine de l’art

  1. Il n’y a pas de règle, aussi générale qu’elle soit, qui n’ait des exceptions, et ces exceptions sont nombreuses dans l’art flamand. Quentin Matsys, Rubens, Van Dyck et d’autres ont peint plus d’une fois la Vierge à un autre âge et avec un autre caractère; mais enfin c’est la Mater dolorosa qui domine.