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son tour, s’empara de toutes les âmes naïves. Un immense est-il bien possible! fut le cri qui sortit d’âge en âge de la conscience populaire, et ce cri est encore aujourd’hui celui qui échappe à tout nouveau chrétien. La sympathie violentée, la vie atteinte jusque dans les profondeurs où la nature physique et la nature morale se confondent, voilà le fondement de ce christianisme populaire que nous nommons charnel, non pour lui attacher aucune idée d’infériorité, mais pour désigner son origine véritable, qui fut un mouvement de la sensibilité blessée pour l’éternité.

Voilà pourquoi ces images sanglantes qui excitent les répugnances de nos beaux esprits, et qui arrachent mainte fois la désapprobation de nos dilettanti des classes élevées en matière de religion et de philosophie, abondent dans les temples chrétiens. Ces images, c’est la sensibilité populaire qui les a voulues et créées. Ces mains et ces pieds percés de clous, ce flanc ouvert d’un coup de lance, ce corps déchiré par les verges, cette tête saignante sous la couronne d’épines, sont les véritables objets de la dévotion populaire, car ils ressuscitent ce sentiment de pitié d’où elle sortit. Plus terrible est l’image, et plus étroitement l’âme populaire est rappelée à ce qui est son intime religion, les souffrances et la mort du Christ, plus les interjections naïves qu’appelle cette contemplation sortent profondes et douloureuses du fond des entrailles. Le Christ roi couronné de gloire dans le royaume mystique de son père, le Christ juge du Jugement dernier de Michel-Ange, c’est là le Christ des théologiens et des philosophes ; mais le Christ saignant sur la croix, dont l’âme éminente n’a recueilli d’autre royauté que le supplice, voilà le Christ du peuple, qui a aimé et aimera toujours à pleurer devant ces images les douleurs, les dangers, les affronts, auxquels l’exposent en ce monde la pauvreté et la faiblesse. Le christianisme des classes lettrées est une idée, le christianisme des classes populaires est un fait : entre les deux interprétations, il y a aussi loin que de la terrestre vallée de larmes à la mystique Jérusalem.

Ce christianisme populaire a existé dans tous les pays, mais c’est dans la Flandre seule qu’il a trouvé des interprètes de génie. Les maîtres anciens des pays allemands exprimèrent aussi ce même sentiment, et, pour prendre les deux exemples les plus illustres, ce n’est pas un autre christianisme que traduisirent par le pinceau Holbein et Albert Durer; mais dans ces pays deux événemens vinrent couper court à cette interprétation, les leçons de beauté données par l’Italie et la réformation. Placée dans des conditions plus favorables, la Flandre resta fidèle au sentiment populaire, et les leçons de l’Italie ne servirent à ses artistes qu’à enrichir d’éclat et de lumière leurs traductions de ce poignant épisode devant lequel les