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magnifique place de Delft, comprise entre un hôtel de ville sans grande beauté, mais solide, cossu comme un bourgeois bien posé, et une église qui, sans avoir rien d’admirable, a de la masse et de l’élévation; seulement ces attroupemens ont un caractère bien différent de ceux de Gand. Ce n’est pas un peuple attroupé d’une manière menaçante pour défendre ses franchises ; c’est un peuple attroupé par curiosité patriotique pour apprendre des nouvelles de ses défenseurs. Le peintre qui voudrait représenter quelqu’une de ces foules si fréquentes dans les Pays-Bas du XVIe siècle ne pourrait choisir une meilleure scène que la place de l’hôtel de ville de Delft. On voit d’ici le tableau. Le peuple est accouru pour entendre la lecture de quelque proclamation ou les nouvelles de la guerre, celles du siège de Leyde ou de Harlem. Il se fait tard, le crépuscule tombe ou même la nuit est déjà venue; mais l’anxiété populaire demandait satisfaction immédiate. Des torches allumées éclairant çà et là fortement quelques groupes font d’autant mieux ressortir cette masse baignée d’ombres. Debout sur le perron de l’ancien hôtel, ou même familièrement mêlé au peuple, et s’en distinguant seulement par le cercle de torches qui l’entoure, le bourgmestre lit les nouvelles. Auprès de lui, on peut supposer quelque éminent personnage ; peut-être le grand Guillaume, dont Delft était la résidence, est-il là en personne, tel qu’on le voit sur le tombeau somptueux et tourmenté de l’église neuve, avec son petit bonnet de soie noire sous lequel nous ne l’avions jamais imaginé avant d’aller en Hollande, et son pauvre habillement militaire, dont ne voudrait pas le dernier de nos sous-lieutenans, et qui dépasse de beaucoup la simplicité très connue de la mise de Cromwell[1]. Telle fut sans doute la scène que présenta Delft le soir du 30 octobre 1574, quand les courriers de Leyde apportèrent la nouvelle que le siège avait été levé le matin même; tel le spectacle qu’il dut

  1. Ce petit bonnet de soie noire avec lequel Guillaume est souvent représenté dans les portraits que l’on voit en Hollande a été pour nous une véritable surprise. Il modifie sans l’altérer le caractère de sa morose et sérieuse physionomie; il lui donne une bonhomie et une familiarité paternelle qu’il n’a pas du tout dans les images que nous avions vues de lui, ni dans les statues équestres et autres qui décorent les places publiques, celle de La Haye, par exemple, où le prince seul apparaît, figure bien campée d’ailleurs et non sans mérite. Ce bonnet en fait mieux que le défenseur des libertés néerlandaises, il en fait vraiment le père du peuple qu’il soutient. Quant aux vêtemens que portait Guillaume le jour de son assassinat, précieuse relique que l’on conserve au musée des curiosités de La Haye, ils plaident étonnamment en faveur de son esprit d’économie et du puritanisme de ses habitudes. Ni le roi Dagobert, ni le roi Etienne d’Angleterre, tous deux célèbres par la médiocrité de leur garde-robe, n’ont certes jamais porté de pareils vêtemens; mais cette pauvre guenille, pour celui qui sait voir, sacre le prince d’Orange politique accompli autant que grand patriote. Le chef des gueux a vraiment porté leur costume. Le seul objet de prix que l’on rencontre parmi ces loques est une montre en or avec deux miniatures, l’une sur le cadran, l’autre sur le côté intérieur du boîtier. Ces deux miniatures ont-elles une signification? L’une représente une cérémonie difficile à définir qui se passe dans un temple. Est-ce un mariage? Alors pourquoi l’enfant nu qui est aux pieds des personnages n’a-t-il pas les attributs de l’Hymen? Et que sont ces deux dames qui, dans la seconde miniature, appellent l’enfant? L’une se courbe pour le recevoir; l’autre observe une attitude plus réservée. Il n’est pas possible que cette montre soit très ancienne, et il est plus que probable qu’elle avait été achetée et commandée par Guillaume même. Quelque archéologue hollandais devrait bien prendre cette montre pour sujet d’une savante dissertation. Pour nous, nous avons fait en la regardant toute sorte d’hypothèses que nous exprimons, bien entendu, sous toutes réserves. Peut-être les deux dames sont-elles les deux femmes de Guillaume. Peut-être symbolisent-elles la Flandre et la Hollande, et l’enfant représente-t-il la religion réformée. »