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Quand de petits groupes mobiles et sans cesse en voie de formation veulent faire triompher chacun quelque dessein particulier, le ministère manque d’appui, le gouvernement flotte au hasard, la besogne législative ne se fait pas, tout reste en suspens et en souffrance. En Hongrie maintenant, c’est le parti Deák qui, ayant la majorité, gouverne, et c’est dans le club Deák que se préparent les résolutions de cette majorité. C’est donc là réellement qu’est le siège du pouvoir. Deák exerce une véritable dictature, mais c’est la dictature du bon sens et de la vertu. Ceux qui le suivent sont loin de partager toutes ses opinions, seulement ils ont une si grande confiance dans sa sagesse et dans son expérience qu’ils en viennent à dire : Il voit plus clair que nous, il faut marcher avec lui. On reconnaît l’intelligence politique d’un parti au tact qu’il met à se choisir un chef digne de le guider et à la constance qu’il déploie pour le soutenir. Cette qualité, les Hongrois la possèdent à un haut degré malgré la vivacité de leur imagination et la fougue de leur tempérament. C’est par là qu’ils ont triomphé de toutes les résistances. Le régime parlementaire fonctionne parfaitement à Pesth. La liberté est grande, et la main de l’état ne se fait sentir nulle part. A la fête du couronnement, une foule immense circulait dans les rues de la capitale tout le jour et toute la nuit. Je n’ai aperçu ni un gendarme, ni un agent de police, et il n’y a pas eu le plus petit désordre. La Hongrie offre un des exemples les plus instructifs de l’influence que les institutions exercent sur les mœurs. Voilà un peuple d’origine tartare, de sang méridional, plein de passion et de fougue, qui use de la liberté aussi correctement que les Anglais. Pourquoi? Parce que, ne se l’étant jamais laissé ravir, il la pratique depuis longtemps.

Je ne sais rien qui fasse plus d’honneur à la Hongrie que l’influence extraordinaire, souveraine, exercée par Deák, même sur ses adversaires, car il n’a rien de ce qui d’ordinaire charme, séduit, entraîne un peuple. Il n’a ni l’éloquence irrésistible de Kossuth, ni les mots brillans de Széchenyi, ni les vues générales d’Eötvös, ni les éclats de tonnerre de Wesselényi. Sa voix, claire et agréable, manque de ce timbre particulier qui remue les nerfs et fait vibrer les cœurs. Son débit est facile, mais uniforme. Quand il parle il fait peu de gestes. Il a d’ordinaire une main dans la poche, et de l’autre il tient quelques bouts de papier où sont notés les principaux argumens qu’il compte faire valoir. Ses discours sont préparés avec soin, non pour la forme, qu’il abandonne complètement au hasard de l’improvisation, mais pour les idées, qui sont toujours mûries, pesées et nettement conçues. On n’y retrouve pas ces métaphores hardies, ces couleurs éclatantes, cette pompe orientale