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d’éluder leurs ordres en attendant qu’ont pût les braver en face. Les fonctionnaires, jadis si humbles, se redressèrent; les paysans, par toute sotte de rubriques, échappèrent aux corvées. La soumission n’était plus qu’un vain simulacre, et les Français, qui voyaient vaguement arriver le terme de leur domination, se chargeaient à qui mieux mieux de dépouilles opimes, les soldats s’y jugeant autorisés par l’exemple de leurs chefs.

Ils ne prévoyaient pas encore une révolte ouverte, et pourtant ils auraient dû se douter qu’elle était prochaine, pour peu qu’ils eussent scruté l’expression toute nouvelle des physionomies allemandes, par exemple le visage du boulanger Witte, appuyé sur le battant inférieur de sa porte et, la pipe aux lèvres, contemplant le désarroi du train d’artillerie privé des chevaux qui devaient l’emmener. Cette pipe était un beau morceau d’écume de mer monté en argent. Un militaire français, venant à passer devant la boulangerie, l’enlève tout à coup à l’honnête burgher, et continue son chemin comme si de rien n’était, sans que les bouffées de tabac cessent de jaillir du fourneau. Il eût mieux fait d’accélérer un peu sa marche, car Witte, littéralement exaspéré, sort de sa boutique, ramasse une pierre deux fois grosse comme le poing, et d’un coup qui l’atteint à la nuque couche son voleur sur le pavé. Grand tumulte, comme on peut bien le penser, après une pareille aventure, et l’amtshauptmann y survenant avec ses trois femmes, trouva le combat engagé, les sabres ripostant aux bâtons, les cailloux volant çà et là, les cris, les jurons, se croisant de toutes parts sur la place du marché. Malgré tout, Witte fut appréhendé au corps et conduit à la rathhaus. N’avait-il pas insulté la grande nation, représentée, il est vrai, par un pillard?

A la rathhaus, le grand-prévôt français instruisait justement le procès du meunier de Gielow en présence du colonel von Toll et de mon père. Les choses allaient mal pour notre pauvre Voss, forcé de reconnaître qu’il avait grisé le chasseur français et ne pouvant donner aucune nouvelle de cet hôte emmené par lui. Sa meilleure excuse était qu’à ce moment il était lui-même dans un état d’ébriété qui ne lui laissait aucun souvenir distinct des événemens, et qu’en somme, une fois maître de ses facultés, il s’était empressé de ramener le cheval et de rapporter la valise du soldat disparu. Mon père faisait valoir de son mieux ces circonstances justificatives; mais le juge français, déjà mal disposé, s’exaspéra tout à fait quand on amena devant lui le boulanger récalcitrant, qui sacrait comme un païen, et appelait ses compatriotes à la rescousse. — Ma pipe ! herr burmeister, ma pipe ! qu’on me la rende! C’était un legs de mon père... Et me l’avoir ainsi arrachée des dents ! Suis-je ou non un burgher de Stemhagen ?