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faut bien le dire, n’était connue que de Fritz. — Je m’explique à présent par où passaient mes conserves, s’écria la Westphalen à travers sa terreur. J’étais bien bonne d’accuser les rats.

Fritz cependant, sans paraître prendre garde à ces insinuations, montrait au rathsherr derrière la cheminée du grenier un petit recoin où la femme de charge, si puissante qu’elle fût, pouvait encore se dissimuler tout entière. — Il ne s’agissait, lui dit mon oncle, que de s’y tenir immobile et muette chaque fois que quelqu’un monterait dans les greniers; surtout pas de toux ni d’éternument. Après ces instructions plus ou moins pratiques, il descendit au premier étage du château, non sans avoir enjoint à Fritz de ne jamais éventer le secret de la cachette en se rendant auprès de l’intéressante prisonnière. — Mais encore, s’écriait celle-ci fort effarouchée...

— Laissez, laissez, nous arrangerons les choses, interrompit Fritz, la rassurant du coin de l’œil.

Hanchen et Corlin, qui n’avaient pas vu entrer le rathsherr, mais qui se trouvèrent sur son passage au moment où il se glissait dehors, poussèrent des cris d’aigle. Ces cris attirèrent l’attention des paysans qui étaient encore dans le jardin avec leurs chariots. A l’aspect de mon oncle, enveloppé dans sa cape et qu’ils prirent pour un général français, le désordre se mit parmi eux. Chacun de sauter sur son siège et de s’esquiver. En moins de dix minutes, il ne restait pas un homme, pas un cheval, pas une charrette dans cette enceinte, naguère encore si peuplée.

Le rathsherr, étonné lui-même de ce résultat, se dissimulait de son mieux derrière les massifs, et cherchait des sentiers détournés pour arriver à la petite porte verte. — Bonjour, monsieur Herse! lui cria tout à coup le meunier Voss, qui arrivait, l’un portant l’autre, avec sa valise.

— Le diable vous emporte ! répliqua mon oncle.

Cette exclamation furibonde lui fut fatale, car un capitaine d’artillerie qui arrivait suivi de quelques soldats y vit la preuve manifeste de l’incognito gardé par le conseiller municipal en grand uniforme. De là le soupçon bien naturel qu’il était venu suggérer aux paysans l’idée de se soustraire à la réquisition; donc on tenait le chef du complot qui tendait à laisser les canons sans attelages et à retarder ainsi la marche du détachement. Mon oncle fut arrêté en flagrant délit malgré toutes ses protestations, dans lesquelles il se qualifiait de « conseiller d’état. » Ainsi puni de ses intentions éminemment serviables, il put réfléchir sur ce fameux axiome « qu’un bienfait n’est jamais perdu. »