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chariot, et, fouillant sous la paille, attira dehors plus qu’à moitié le corps inerte du misérable ivre-mort, qu’il prit ensuite sur ses épaules et transporta dans l’épaisseur du bois de Stemhagen, où il le coucha sous un orme. Le Français, mal à l’aise, ayant quelque peu bougé : — Ah ! c’est cela? reprit Friedrich; tu trouves la terre humide? Mais toi-même, à l’intérieur, n’es-tu pas suffisamment mouillé ? Voilà qui mettra de l’eau dans ton vin, méchant patriote!... Après tout nous sommes à la fin de février. Le coucou chantera bientôt, comme l’an dernier, dans les branches de cet orme. Pour une nuit de printemps passée en plein air, un gaillard de ton espèce n’est pas si à plaindre. Il ne tiendrait qu’à moi de te cacher sous trois pieds de terre; personne, je pense, ne m’en demanderait compte.

Mais au lieu de terre Friedrich, en bon chrétien, alla chercher trois brassées de paille qu’il jeta sur le Français, dont les membres refroidis frissonnaient au souffle de la brise humide. Ensuite, songeant à la reconnaissance que lui devraient la femme et la fille du patron pour les avoir débarrassées d’un hôte pareil, il remonta sur la charrette. A quelques pas du moulin, il interpella son maître, qui dormait encore, et qui de prime abord lui répondit en termes très respectueux, croyant parler à l’amtshauptmann. Petit à petit cependant, ses idées s’éclaircirent, et il put descendre à peu près sans aide sur le seuil où l’attendaient la meunière et la gentille Fieka, leur enfant unique.

A mesure que lui revenait le souvenir de ses hauts faits, le vieux meunier se sentait pénétré du sentiment de son importance : sous le regard désapprobateur de sa femme, il se rengorgeait en marchant aussi droit que possible, et comme la meunière se permit de remarquer qu’il avait dû boire un coup de trop : — L’essentiel, répondit-il fièrement, est de savoir avec qui. J’estime qu’on peut sans grande honte frayer avec l’amtshauptmann, trinquer avec le bourgmestre, tenir tête à un général des armées françaises. A propos, où est le Français, cria-t-il avec une sorte d’inquiétude. Qu’a-t-on fait de mon ami ?

À cette question, Friedrich seul aurait pu répondre; mais il se tenait exprès hors de portée, affectant de panser les chevaux avec des soins tout à fait inusités. Fieka, honteuse et mécontente de voir son père dans l’état où l’avait réduit son duel bachique avec un des ennemis de la vaterland, restait un peu à l’écart, absorbée, semblait-il, par son travail de couture. La meunière seule accueillait les incohérentes paroles de son époux, qu’elle exhortait à se mettre au lit, et qui bientôt, nonobstant sa colère contre Friedrich, se laissa loger entre deux draps. On lui apporta un verre de bière