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naient directement de lui; les diètes s’étaient succédé sans interruption depuis mille ans, et toujours elles avaient défendu les droits de la nation. Celle-ci était fière de ses lois, de sa constitution; elle les adorait et s’était toujours montrée prête à verser le plus pur de son sang pour les défendre. On conçoit que Deák, interprète fidèle de ses concitoyens, n’en ait rien voulu sacrifier en échange d’un régime nouveau octroyé et d’une efficacité incertaine. Ce qu’il n’a jamais consenti à abandonner, c’est « la continuité du droit. » Il savait toute la force que la tradition donne à la liberté. L’Angleterre conserve ses institutions représentatives, les États-Unis leur régime républicain, parce que ces deux pays y sont arrivés peu à peu, par un développement organique, par la tradition. La France semble ne pouvoir garder la liberté, qu’elle a si souvent et si héroïquement conquise, parce qu’elle y arrive toujours brusquement, en un jour de fureur populaire, sans que rien, ni son éducation, ni son histoire, ni son culte, ne la préparent à en jouir. En tout, la part de la tradition est grande, et qui veut s’en passer échoue. Voulez-vous réformer d’un coup l’organisation politique ou sociale d’un peuple, les mœurs, les idées, les intérêts résisteront, et vous aboutirez au despotisme après avoir traversé l’anarchie. Les yeux fixés sur la justice idéale, améliorez ce qui existe, corrigez les abus, et vous vous rapprocherez du but, quelque haut placé qu’il soit. La France, à la fin du XVIIIe siècle, a voulu rompre complètement avec l’ancien culte; après un prodigieux effort, elle est retombée aujourd’hui sous le joug d’une autorité plus intolérante que celle d’autrefois. Au XVIe siècle, l’Allemagne et l’Angleterre ont procédé en religion par voie de réforme; elles ont respecté la part de la tradition : le mouvement émancipateur a réussi. Dans les arts, c’est la tradition qui a permis aux hommes inspirés de créer des chefs-d’œuvre. Les grandes épopées nationales sont des légendes transmises, remaniées, à qui un poète est venu donner une forme définitive. Les drames des tragiques grecs, ceux de Shakspeare, de Racine, de Corneille, de Goethe, de Schiller, ont un fonds traditionnel. La peinture marche à sa perfection par une tradition ininterrompue et facile à suivre en Italie depuis Cimabue jusqu’à Raphaël. Pour la sculpture, pour l’architecture, la part de la tradition est bien plus grande encore. Remontez à l’origine des plus étonnantes inventions modernes, la locomotive, le télégraphe électrique par exemple, vous verrez qu’on n’y est arrivé que par des améliorations successives. La société, pas plus que la nature, n’aime à procéder par ces « écarts absolus, » que vantait Fourier. Les prodigieux changemens dont la surface de notre globe porte la trace se sont accomplis peu à peu, prétendent les géologues, le temps faisant l’œuvre de la force. Nos institutions,