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leki, avaient déployé une ardente activité pour obtenir ce résultat, et cependant, quand le moment du vote arriva, la gauche décida que trois de ses membres quitteraient la salle afin que l’adresse de Deák fût adoptée sans qu’aucun des partisans de « la résolution » eût à voter contrairement à ses convictions.

Les dernières paroles de son discours avaient produit une impression profonde. « On prétendra peut-être, avait-il dit, que ma politique est craintive et lâche. Celui-là seul est craintif et lâche qui songe à sa propre personne là où l’intérêt de la patrie est en jeu; mais il ne mérite pas ce reproche, celui qui, sans s’inquiéter de son intérêt particulier, ne songe qu’au péril de son pays. Quand il ne s’agit que de nous, nous pouvons courir les hasards; quand il s’agit de ceux qui nous ont confié leur destinée, du sort de la patrie, alors il ne faut rien risquer, la prudence est un devoir. Il nous faut tout risquer pour la patrie, mais nous ne pouvons risquer la patrie elle-même. Je sais que nos ennemis, pendant les sombres années que nous avons traversées, ont rempli jusqu’au bord la coupe de nos amertumes. Je comprends que ce serait pour nous un âpre soulagement de laisser éclater la voix longtemps comprimée de nos colères et de nos douleurs, de donner un libre cours à notre juste indignation sans nous inquiéter des conséquences qui en pourraient résulter. Moi aussi, je partage le ressentiment qu’éprouve tout Hongrois contre ceux qui ont ruiné tant d’existences et semé tant de deuils dans notre patrie; mais je sens en moi la force d’aimer mon pays plus que je ne hais nos ennemis. Je préfère imposer silence au ressentiment dont mon âme déborde plutôt que de me laisser entraîner à un acte qui pourrait nuire à la Hongrie. Je connais toute la puissance de l’opinion publique. Je sais qu’elle élève qui la sert, et abat qui lui résiste. J’admets qu’il faut en tenir grand compte; mais j’ai un ami fidèle qui parle plus haut encore à mon cœur que l’opinion publique, un ami qui ne se laisse point fléchir, dont les injonctions sont sacrées pour moi, et dont le blâme me tuerait : cet ami incorruptible, c’est ma conscience. » L’orateur croyait parler devant une majorité hostile et jouer sa popularité; mais son triomphe fut complet. Jamais son merveilleux ascendant ne s’imposa d’une façon plus irrésistible. Ses adversaires les plus décidés furent subjugués.

Quand le projet d’adresse fut publié, il provoqua dans tout le pays un transport d’orgueil patriotique. Les journaux de Vienne eux-mêmes reconnurent que nul dans l’empire n’était capable de répondre à ce document magistral. En montrant quels étaient les droits que l’histoire et les traités donnaient à la Hongrie vis-à-vis de l’Autriche, il fournissait à un peuple fanatique de son passé un