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cette même curiosité du passé, ont été transportés de l’histoire civile dans les sciences naturelles, et qu’ils tendent de plus en plus à en devenir l’âme. La méthode que l’homme s’applique aujourd’hui à lui-même, il l’applique aussi à la nature. C’est là justement la révolution qui s’accomplit dans l’esprit scientifique de nos jours.

Voulez-vous saisir d’un trait la différence des naturalistes dans les siècles précédens et des naturalistes de notre temps? Je pense qu’elle consiste en ceci : les premiers se contentaient, avec Linné et Buffon, d’étudier les êtres organisés tels qu’ils se présentaient à leurs yeux. Ils décrivaient bien plus qu’ils n’expliquaient. Quand ils avaient fait connaître une plante, un animal, tels qu’ils nous apparaissent dans l’état actuel du monde, leur tâche était remplie. De nos jours au contraire que de questions immenses, imprévues, soulève à moindre créature! Quel déchaînement de curiosités, de suppositions effrénées dans notre âge qui se croit si positif! L’histoire naturelle, qui était auparavant une description, devient pour la première fois une histoire.

Il ne nous suffit plus de connaître la famille, l’espèce de cette plante. Oh ! que nous sommes devenus plus curieux ou plus téméraires ! Nous voulons savoir encore pourquoi elle se trouve ici plutôt que là, par quelle succession d’événemens elle se rencontre sur ce rocher. La curiosité des contemporains d’Homère pour les aventures de chaque étranger jeté sur le rivage, nous la ressentons pour les aventures de chaque être que le hasard nous apporte. Il n’est si pauvre graminée qui ne nous doive le récit de son odyssée à travers les cataclysmes des âges géologiques.

Depuis que nous avons l’ambition de connaître non-seulement le présent de la nature vivante, mais encore son passé, quelles annales infinies s’ouvrent devant nous! Tout devient matière d’histoire. Chaque être a la sienne qui se perd dans un incommensurable lointain. Toute créature gagne ainsi ses quartiers de noblesse, par lesquels elle remonte à un ancêtre témoin d’une autre figure du monde. Voyez ce chêne. D’où vient-il? Nul de son espèce n’existait en Occident avant que l’Europe n’eût pris sa forme actuelle. Peut-être son ancêtre avait-il ses racines dans l’Atlantide de Platon, alors qu’elle unissait l’Europe à l’Amérique. Peut-être germait-il en Asie, d’où ses rejetons ont émigré en Europe quand la communication a été ouverte entre ces deux continens après le retrait de la mer qui les séparait. Quoi qu’il en soit, à la seule vue de cette branche de chêne, vous voilà replongés dans une histoire qui précède toutes les histoires.

Et il n’est pas besoin du chêne pour jeter si loin de si profondes racines. La moindre plante, la plus humble, a eu ses migrations à travers les époques antérieures : avant d’arriver sous votre main,