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alliances de formes impossibles, l’artiste dont je parle n’aurait au contraire qu’à puiser dans le monde organisé; il aurait l’avantage de trouver sous sa main des formes toutes préparées dans l’atelier de la nature; il pourrait ainsi être réaliste tout en dépassant les limites du monde actuel, ce qui semble le but suprême de l’art.

Allons plus loin. On pourrait même rajeunir la mythologie pittoresque, les dieux antiques, en les plaçant dans un autre horizon pour lequel ils ont été faits, puisqu’ils sont éternels. Ils puiseraient une autre vie, toute nouvelle, dans une nature plus primordiale d’où ils sembleraient surgir. Ce serait réaliser la fable d’Antée. Tous les dieux et les déesses reprendraient leur force et leur génie en touchant le sein de leur nourrice, la terre, en sa première jeunesse. L’art antique se marierait à l’art nouveau en des lointains faits pour ces épousailles. On verrait le Jupiter aux pieds de bouc du Corrège écarter de sa puissante main les rameaux impénétrables de la première forêt de fougères arborescentes. Ce fourré de végétation primordiale, ce chaos de cycadées, d’araucarias, de sigillaires sous la voûte épaisse d’arbres sans fleurs, ne représenterait-il pas l’horreur du bois sacré d’où vient de s’élancer le jeune dieu à la recherche d’Antiope? Et n’y aurait-il pas là un certain sublime qui manquera toujours aux ormes cultivés de Parme et de Lombardie?

Autre exemple. Voici la Diane du Titien endormie; le silence des solitudes est répandu sur ses yeux assoupis et sur tous ses membres. La beauté vigoureuse du Tyrol italien se réfléchit tout entière dans chaque partie du corps de la divine dormeuse; mais ne pourrions-nous pas la transporter endormie dans un endroit plus retiré, dans une nature plus ancienne, tel qu’un ravin profond caché sous les premiers massifs des arbres à larges feuilles, ou au bord d’une mer moins fréquentée que le lac de Garde ou de Côme? Je voudrais même qu’aucune rame n’eût jamais effleuré cette mer. Le sommeil de la déesse ne serait-il pas plus serein, plus divin, si l’homme n’existait pas encore, s’il ne pouvait l’épier, si même la prière d’aucun mortel ne se glissait dans ses songes et ne l’importunait? C’est alors que ses membres vierges pourraient se reposer sur une terre vierge, avant que la volupté ne fût divulguée dans le monde. Sans flèches, sans arc, sans chien, elle serait défendue par la nature première.

Pour la Vénus de Lucrèce ou de Raphaël, je la ferais non pas naître, mais apparaître du fond des eaux à l’époque où les fleurs naquirent pour la première fois, et où les mamelles des mammifères se gonflèrent de lait et d’amour, car c’est le moment où elle reçut sa ceinture. J’aimerais aussi à voir le cyclope pasteur que Nicolas Poussin a peint à la cime de l’Etna garder ses troupeaux;