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surface, un front qui se colore au coucher du soleil, un torrent qui passe, une avalanche qui roule, un Thabor qui se transfigure, un pic qui se coiffe de nuages, c’est-à-dire l’impression d’un moment, la figure du présent, auquel nous nous suspendions entre deux abîmes. Maintenant au contraire ce moment présent fait place à des éternités qui s’entassent sur d’autres éternités; nous nous faisons à notre gré les contemporains des âges perdus : ils reprennent à nos yeux leurs figures. De superficielle qu’elle était, la nature se creuse pour se laisser voir en pied, de la base à la tête, depuis l’origine des choses. Autre science, autre poésie, autre réalité, autre idéal; je n’ai fait qu’entrevoir ici ce nouveau monde; osons y entrer plus avant.

Hier encore la face de la terre me paraissait immuable. Je retrouvais le même paysage que nos pères avaient vu. Sur cette surface uniforme, l’homme seul changeait, d’autant plus éphémère que tout le reste était plus fixe et plus invariable. C’était là le fond de la poésie comme de la philosophie. Aujourd’hui quel horizon vient de se montrer! Quelle porte magique s’est entr’ ouverte tout à coup! Au-delà du seuil du monde actuel, par-delà cette-première superficie, spectacle jeté en pâture à la curiosité humaine, j’aperçois, se déroulant, à mon gré, comme les cercles de Dante, une suite de paysages qui s’enchaînent et remontent d’âge en âge dans une perspective indéfinie. Quand viendront leurs Claude Lorrain, leurs Ruysdaël et leur Poussin? Le monde de nos jours n’est plus que le premier plan de ces paysages, de ces lointains. qui se découvrent à moi, quelque nom qu’on leur donne, pour marquer un fond qui fuit toujours, quaternaire, tertiaire, jurassique, liasique, triasique, houiller, silurien, dévonien. La langue hésite encore et balbutie pour peindre ces mondes révélés d’hier. Il m’est plus facile de les saisir que de les nommer. On avait toujours. pressenti que la nature actuelle n’est qu’un voile qui cachait une nature plus profonde. Le voile s’est déchiré. Regardez, il cachait des infinis.

Un peintre met quelquefois sur le devant de son tableau une ruine, une rocaille, un tronc d’arbre mort, un troupeau couché de bœufs ruminans, pour faire valoir le fond qui s’éloigne en une suite de gradations aériennes; de même la nature. Nous avons été assez longtemps dupes de l’artifice. Ne nous arrêtons plus seulement à la surface du monde actuel, qui n’est que le devant du tableau. Passons au-delà; voyons enfin le fond.

Et pourquoi les arts ne nous aideraient-ils pas à retrouver ce passé? Si nous voulons faire rentrer dans les arts la grande imagination créatrice, n’est-ce pas là une vole qui s’ouvre d’elle-même et invite le génie à s’y engager? Raphaël a osé peindre les prémices du globe et les continens ébauchés sous le doigt de l’Éternel,