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pierre au milieu desquels je vivais et qui furent longtemps notre seule compagnie, ce n’était pas seulement le spectacle qu’ils m’offraient chaque jour, c’était bien moins leur présent que leur passé. S’ils étaient les temples de l’esprit, templaque mentis, j’en voulus voir les fondemens sacrés. Je voulus savoir surtout d’où ils venaient, comment ils avaient pris cette figure et ce qu’ils avaient à me dire des temps dont ils sont les seuls témoins.

J’interrogeai les géologues, ils me répondirent. Je vis par eux les pics des Alpes, d’abord noyés sous des mers primitives, soulever leurs fronts chauves hors des eaux, former des plages rasantes, vaseuses, s’élever, monter, grandir encore, toucher les cieux, et presque aussitôt décroître par la dénudation, s’abaisser, se découronner, diminuer de la tête et bientôt de la moitié de leur hauteur. Quelle grandeur et quelle décadence! Je ne pouvais me séparer de cette histoire. Qu’étaient-ce que les vicissitudes des empires et des royaumes en comparaison de ces annales?

J’avais longtemps gardé le préjugé que plus les montagnes sont hautes plus elles sont anciennes. Je ne me lassais pas du spectacle qui donnait à ce préjugé un démenti écrasant. D’abord je voyais à la place des Alpes une plaine marine. Ces mers inconnues, innomées, déposaient lentement dans leurs lits, à l’insu du reste de l’univers, un épais manteau de couches sédimentaires; puis les montagnes, en se soulevant, arrivaient au jour, emportaient ce manteau de coquilles. Elles continuaient de grandir, elles le trouaient du front, et ainsi elles dominaient de leurs têtes sereines, relativement jeunes, les plis antiques de cette vaste draperie qui s’arrêtait à leurs épaules. Le Mont-Blanc surtout avait déchiré son enveloppe. De sa tête granitoïde récente, il surplombait les assises déposées par les océans qui ont précédé son origine et l’ont couvé sous leurs flots. Je me figurais un héros qui, pour combattre, laisse tomber son manteau à ses pieds.

Combien de fois, pendant que tout me manquait dans l’ordre des choses humaines, je me suis senti fortifié par la contemplation de ces éternités debout autour de moi! Elles n’étaient pas impassibles, comme je me les figurais autrefois. Au contraire chacune de leurs rides cachait un souvenir, et ce souvenir était un monde. Il est vrai qu’elles étaient moins vieilles que je n’avais imaginé; à certains momens, elles me semblaient presque mes contemporaines, tant on les disait nouvelles. Devaient-elles pour cela m’être moins vénérables? Je les voyais surgir avant l’époque de l’apparition de l’homme comme les gradins du temple. L’édifice venait d’être achevé quand l’hôte parut.

Pics sacrés, cimes inaccessibles pour moi, qui me couvrez de