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prendre un plaisir superbe à braver l’Impopularité d’une contradiction avec un sentiment national auquel il ne s’associe pas, qu’il ne reconnaît que pour le corriger et le contenir, comme il se plaît aussi à rudoyer le sentiment révolutionnaire.

Je voudrais montrer par un saisissant exemple comment se produisent ces contradictions intimes, profondes, qui sont le plus souvent le résultat de toute une situation. Parmi ceux qui se sont intéressés à ces belles luttes parlementaires d’autrefois, qui ne se souvient d’une séance passionnée de la chambre des députés qui venait rappeler tout à coup les scènes les plus orageuses de la convention? C’était en 1844. Au milieu d’une discussion gravement commencée, dans laquelle on proposait de flétrir quelques députés légitimistes qui s’étaient rendus à Londres pour voir M. le duc de Bordeaux, une flèche lancée d’une main sûre allait subitement atteindre M. Guizot en pleine poitrine. On lui reprochait par représailles un de ses actes de 1815, ce voyage qu’il avait fait à Gand pour porter au roi Louis XVIII les conseils des royalistes constitutionnels au moment où les armées étrangères étaient en marche contre la France. M. Guizot sentit le coup, et aussitôt, dépouillant son caractère de ministre, descendant dans l’arène « personnellement, » comme il le disait, il relevait le défi au milieu d’une assemblée attentive et frémissante. «Je suis allé à Gand..., » dit-il; au même instant éclatait un effroyable orage. Les apostrophes, les injures, se croisaient dans l’air et enveloppaient l’orateur; on l’accusait de trahison, on lui criait qu’il manquait de « sens national. » On envenimait chacune de ses paroles, chacune de ses actions; on le menaçait presque. M. Guizot cependant, ferme et immobile à la tribune, le regard fier, tenait tête à l’orage, accablant de temps à autre les interrupteurs de son dédain, et reprenant après chaque explosion sa phrase commencée : « je suis allé à Gand... » Pendant deux heures, le tumulte allait en croissant, la chambre était dans un indescriptible état de fièvre.

Certes dans cette scène le beau rôle était moralement pour M. Guizot, qui seul à la tribune opposait à ce déchaînement un impassible courage, et beaucoup de ces interrupteurs étaient de vulgaires sycophantes qui s’armaient d’un souvenir, d’un mot audacieusement maintenu, pour se donner à bon compte un air de patriotisme. Parmi eux, il doit y en avoir au moins quelques-uns bien lotis depuis, qui trouvent sans doute la France prodigieusement relevée après les derniers événemens d’Allemagne, et qui la trouvaient humiliée en 1844. Et cependant, à part ce côté moral, ces interrupteurs avaient pour eux un avantage; dans leurs clameurs, il y avait un sentiment vrai, la révolte d’un instinct patriotique ému d’une idée blessante, et c’était M. Guizot qui subissait les